Décédé l’an dernier, Harazem Ghali a créé et dirigé la Radio Télévision Marocaine dans les années 1960 et 1970. Comme le relate son fils dans un roman à paraître dont nous publions un chapitre, il a observé de près l’ascension et la chute du général Oufkir, ministre proche de Hassan II « suicidé » après l’échec de son coup d’État. Souvenirs, souvenirs…
Il y avait des sujets où mon père avait toujours le dessus, ce sont ses histoires d’agent secret qu’il répétait à l’envi. Au premier verre de vin, il « passait à table » pour donner sa version de moments historiques insoupçonnés de l’histoire du Maroc. « Tu dois te dire que ton père radote puisque je te raconte cette histoire pour la centième fois, mais je veux que tu t’en souviennes à jamais. ». Si j’avais su qu’il allait mourir aussi vite, je l’aurais obligé à me les raconter face caméra. En 1969, le Maroc accueillait la première conférence des États islamiques (dite « Conférence islamique »). Des dirigeants mythiques comme Nasser ou Bourguiba avaient fait le déplacement à Rabat. C’était l’époque de l’optimisme, des non-alignés et de la centralité du conflit israélo-palestinien. Mon père avait installé les équipements nécessaires pour diffuser la conférence de presse finale donnée depuis les salons de l’hôtel Hilton, fraîchement inauguré trois ans auparavant. Un projecteur énorme s’écroula à l’exact endroit où Kadhafi, l’ex-président libyen tout juste arrivé au pouvoir, s’était tenu pendant de longues minutes. Plusieurs dizaines de kilos de métal se fracassèrent sur le sol. « On a failli tuer cet enfoiré de colonel Kadhafi par notre bêtise ! Grâce à Dieu, personne n’a été blessé, mais j’ai perdu le sommeil plusieurs nuits durant après l’accident. Tu t’imagines si le projecteur s’était cassé la gueule une ou deux minutes avant ? Le Maroc se serait débarrassé d’un de ses pires ennemis, mais moi j’aurais eu la tête coupée et tu ne serais pas né ! ».
Comme nous le savons tous, Kadhafi n’est pas mort au Maroc en 1969 et par ce biais, en quelque sorte, je suis né dix ans plus tard. Ce sera Sarkozy, aidé de Cameron, qui débarrassera le monde de Kadhafi de la manière la plus vile et dégradante qui soit : acculé dans une conduite d’égout à Syrte, le président en fuite a été lynché sous le regard approbateur des drones et avions occidentaux. J’ai honte en tant que membre revendiqué de la civilisation française de voir un gouvernement démocratique comme celui de la France souscrire à de telles horreurs et crier victoire par-dessus le marché. Sarkozy et Cameron ont déshonoré l’Occident ce 20 octobre 2011.
Avec Kadhafi, mon père avait une inimitié de longue date. Au début des années 1970, la radio libyenne déversait sur le Maroc des heures et des heures d’émissions hostiles au régime sous forme de cassettes et de diffusions AM. Désargenté, le Maroc n’avait pas les moyens techniques pour se défendre. On envoya mon père quelques mois à Madrid pour obtenir l’aide du gouvernement espagnol. Franco était encore en vie, mais le régime dictatorial s’assouplissait déjà. La maladie du Caudillo y était pour beaucoup. En Espagne, le mentor de mon père fut Adolfo Suárez, alors patron de la radiotélévision espagnole. Cet homme extraordinaire est devenu plus tard le premier chef de gouvernement de la transición democrática qui a suivi le décès de Franco. L’Espagne lui doit beaucoup, car il a négocié les grands virages qui ont ramené le pays vers la démocratie, sans violence ni déchirements inutiles. Mon père admirait Suarez en tant qu’être humain, il aimait la personnalité aristocratique et agréable de ce grand commis de l’État qui, comme lui, était beaucoup plus qu’un simple technicien de l’audiovisuel. C’était un grand monsieur, un Espagnol extraordinaire comme mon père était un Marocain d’une grande trempe. Les deux se sont côtoyés à Madrid durant les longs mois où mon père se familiarisa avec les technologies en usage en Espagne pour le brouillage des ondes. L’armée lui expliqua comment elle arrivait à empêcher chaque grande ville espagnole d’écouter les émissions procommunistes émises depuis l’Europe de l’Est. Je suppose que le Maroc s’inspira de ces procédés de guerre électronique contre Kadhafi. Je n’ai jamais su les détails concrets de cette affaire, car mon père savait rester secret quand il le fallait.
Parler d’opérations spéciales et d’actions clandestines sans évoquer Oufkir serait faire l’impasse sur l’une des figures les plus marquantes du renseignement marocain. S’il y eut un homme des coups de main de ce côté-ci
