L’augmentation de l’espérance de vie n’épargne pas les hauts dirigeants mondiaux, du moins ceux qui ont la chance de ne pas exercer leurs fonctions dans le sous-continent indien. Pendant un temps, ces derniers remplissent leur escarcelle en donnant des conférences des conférences grassement payées devant des publics en smoking et robes longues. Puis vient le très grand âge. Lorsqu’ils ont été épargnés par l’Alzheimer et autres tourments de cette période de la vie, ils ne se privent pas de donner de leur résidence dotée de tous les gadgets pour seniors leur sentiment sur la marche du monde. C’est ainsi que Le Monde vient de publier un long entretien avec l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt, 93 ans aux cerises, qui fut à la tête de la République Fédérale d’Allemagne à l’époque où Valéry Giscard d’Estaing était titulaire d’un bail rue du Faubourg Saint-Honoré.
Avant d’entrer dans le détail des propos tenus par Helmut Schmidt, je tiens à lui rendre un hommage tout particulier pour sa résistance à l’air du temps. En effet, pas plus tard que l’année dernière, en zappant sur la télévision d’une chambre d’hôtel de Vienne (Autriche), je tombais sur un talk show dont il était l’invité. Bien calé dans son fauteuil à roulettes, la mèche blanche impeccablement alignée le long d’une raie tirée au cordeau, l’homme de Hambourg répondait aux questions de son hôte en enchaînant cigarettes sur cigarettes. Pendant la petite demi-heure que dura l’entretien, il n’en grilla pas moins de quatre, si bien que l’émission de termina dans une sorte de brume, avec un animateur au bord de l’apoplexie phtisique. Chez Marlboro et Philip Morris on a dû sabrer le champagne pour cette pub impromptue démontrant que l’usage constant et immodéré du tabac peut vous conduire jusqu’au seuil du centenariat…
Ce vieillard indigne, donc, n’est pas du genre à cultiver l’indulgence bienveillante d’un elder statesman à l’égard de la nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques qui sont aujourd’hui en charge du destin de l’Europe et du monde. Son style est plutôt celui d’un papy flingueur qui tire sur tout ce qui bouge. Il retrouve dans ce domaine les qualités qui firent de lui un officier tireur d’élite de la Flak, la défense antiaérienne de la Wehrmacht de la seconde guerre mondiale. Angela Merkel, Wolfgang Schäuble sont, pour lui, des amateurs qui n’ont aucune connaissance du fonctionnement des marchés internationaux . Il se moque de « comment s’appelle-t-il déjà… » le président du Conseil européen Herman van Rompuy, et refuse de mettre sa mémoire à l’épreuve pour se remémorer le nom de Catherine Ashton, Haute Représentante de l’UE pour la politique extérieure. Ne trouvent grâce à ses yeux que le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, mais qui, s’empresse-t-il d’ajouter, représente un pays trop petit pour peser de manière décisive sur les affaires européennes, et Jean-Claude Trichet, dont, malheureusement, les jours à la tête de la Banque centrale européenne prennent bientôt fin…
Ah, ça avait une autre gueule quand le navire européen était piloté par des vieux loups de mer style moi-même, Giscard, Callaghan ou Jacques Delors ! Aujourd’hui, tous des minables qui sont en train de bousiller la belle ouvrage de leurs prédécesseurs !
Si l’on prête aujourd’hui une telle attention à des propos qui sont la version politique des ronchonnements grincheux du vieillard lambda de la société civile, c’est qu’ils entrent en résonnance avec un discours récurrent dans le débat politique général. Notre époque serait celle des nains politiques qui n’arriveraient pas à la cheville de leurs grands ancêtres. Sarkozy ? Sa stature physique donne exactement la mesure de sa dimension politique rapportée aux mensurations du général de Gaulle ? Merkel ? Une épicière bornée qui compte ses sous pendant que la maison brule. Tony Blair ? Un rouleur de mécanique qui s’aplatit devant G.W. Bush ? Netanyahou ? Aux abris ! Ramenez-nous Ben Gourion , Begin ou Rabin !
Ce phénomène n’est pas nouveau : le temps est une bénédiction pour les grands hommes du passé et il est bougrement dommage qu’ils ne soient pas en mesure de jouir pleinement de la canonisation laïque dont ils bénéficient aujourd’hui.
Les grands hommes disparus ne l’ont pas toujours été aux yeux de leurs contemporains, c’est une banalité de le répéter, et s’ils sont sortis du lot commun, c’est bien souvent que les circonstances les ont placé au bon endroit au bon moment. On oublie leur ratés pour ne retenir que leurs succès.
On devrait aussi cesser de casser du sucre sur le dos des politiciens médiocres qui ont été aux manettes dans le passé et dont le statut historique est resté fort modeste, quand il ne se réduit pas à leurs seuls manquements. Ainsi, on nous bassine avec les « trente glorieuses » qui virent la France faire un bond modernisateur géant, sur le plan économique et social entre 1945 et 1975 : le mérite en revient tout autant à Henri Queuille, Paul Ramadier, Guy Mollet et quelques autres qu’aux héros estampillés de cette période, De Gaulle à droite et Mendès-France à gauche. Les grands hommes, c’est parfois fatigant et moins performant dans les périodes où la gestion des affaires courantes demande plus de prudence et de modestie que de panache et de charges héroïques.
Le corollaire de cette lamentation lancinante est la recherche éperdue du messie politique des temps nouveaux, celui qui devrait entrainer chacun d’entre nous dans le dépassement de soi-même. On s’empresse alors d’attribuer ce rôle à un dirigeant missionné impérativement par l’opinion publique et ceux qui sont en charge de la modeler avant qu’il n’ait eu le temps de faire ses preuves. C’est ce qui vient d’arriver à ce pauvre Barack Obama, encensé jusqu’à l’étouffement et nobélisé express avant d’avoir eu le loisir d’accomplir le moindre exploit autre que discursif. Maintenant, ça tangue assez dur pour lui, et ses partisans les plus fervents, notamment à gauche, sont en train de lui tailler des costards pour le dur hiver qui s’annonce. Il est heureux pour lui qu’à Washington, il n’existe pas de roche Tarpéienne auprès du Capitole.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !