Depuis plus de six mois, les autorités israéliennes interdisent l’entrée à Gaza des journalistes souhaitant « couvrir » les événements dans ce territoire contrôlé par le Hamas. Elles justifient cette mesure par la crainte de voir d’éminents représentants de la presse israélienne ou internationale pris en otage par les barbus, à l’image de ce qui s’est passé naguère en Irak. Dans les rédactions, on trépigne: « Le monde a le droit de savoir ! Israël piétine la liberté de la presse ! Qu’on nous laisse témoigner ! »
L’association de la presse étrangère en Israël, dont l’ineffable Charles Enderlin (de l’affaire Al Doura) est vice-président, a déposé un recours devant la Cour suprême pour que cette interdiction soit levée. Le 31 décembre, la Haute juridiction donnait en partie satisfaction aux requérants, en demandant au gouvernement israélien d’envisager de donner l’autorisation de franchir le point de passage d’Erez à de « petits groupes » de journalistes étrangers, dont la liste aurait été établie par l’association. Que voilà une idée qu’elle est bonne ! De quoi semer une zizanie profonde et durable au sein d’une collectivité dont tout le monde connait la modestie, l’ego infra-dimensionné, et la propension à l’altruisme sacrificiel de ses membres. Sagement, le gouvernement israélien a mis en attente sa réponse à la demande de la Cour suprême, se réservant d’y donner suite lorsque des questions plus urgentes auront été réglées, concernant notamment la situation dans la bande de Gaza.
Du point de vue du consommateur de nouvelles que nous sommes tous à des degrés divers, cela ne change pas grand-chose. Avec ou sans « grands reporters » sur le terrain, nous avons droit, comme d’hab, à notre ration quotidienne d’ambulances, de civières, de femmes en pleurs sur nos écrans télés. Il manque juste le « plateau » où l’envoyé spécial, pour montrer qu’il est bien là risquant sa vie pour nous apporter les nouvelles à domicile, dit deux ou trois banalités avant de conclure, d’un ton dramatique: Isidore Dugenou, France 6 en direct de Gaza ! Certains d’entre eux glissent la pièce à un possesseur de kalach’, assez nombreux dans les parages, pour que ces dernières paroles soient ponctuées par une rafale du plus bel effet.
On comprend que nos Rouletabille rongent leur frein, ou se voient contraints, pour justifier leurs notes de frais, de se préoccuper des victimes des tirs de Qassam et autres Grad sur Sderot, Ashkelon ou Beersheva avant de se contenter d’un « plateau » esthétisant sur fond de remparts illuminés de la vieille ville de Jérusalem. Avouons que Caroline Sinz, de France 3 est assez séduisante dans cet exercice.
Pendant ce temps, la fabrique de l’information, modèle Hamas, fonctionne à plein régime, avec les mêmes ouvriers qu’auparavant, puisque les caméramans travaillant habituellement pour les correspondants étrangers, tous Palestiniens, continuent de filmer ce que les autorités leur donnent l’ordre de filmer et de ne pas montrer ce que ces mêmes autorités ne souhaitent pas voir diffuser dans l’espace hertzien. Il ne manque à ces images que la « signature » d’un(e) journaliste connu(e) qui fait office de brevet de crédibilité – encore qu’on sait maintenant que le journaliste star en poste à Jérusalem peut parfaitement commenter sur un ton grave et concerné les images envoyées de Gaza, de sorte que le téléspectateur peu averti est convaincu que le journaliste qui parle est au cœur des événements dont il parle. À la décharge des islamistes, il faut bien constater qu’il en allait exactement de même lorsque le pouvoir, à Gaza, était contrôlé par le Fatah. A-t-on par exemple jamais vu, ou lu dans les médias français un reportage sur la corruption généralisée de l’Autorité palestinienne, avant que ces faits n’apparaissent au grand jour, après la mort d’Arafat, et à l’occasion de la victoire électorale du Hamas en 2006 ?
Le verrouillage de l’information par ceux qui détiennent le pouvoir, à Gaza ou à Ramallah ne peut être comparé qu’à celui que j’ai connu, jadis, dans la souriante République démocratique allemande, où Yasser Arafat se rendait d’ailleurs régulièrement. Il n’est pas question de se mouvoir au sein la population comme on peut le faire à Londres, Paris, New York ou Tel Aviv, sans être affublé d’un accompagnateur local qui vous servira d’interprète, de fixeur (organisateur de rendez-vous), de cameraman ou de preneur de son. Ce sont souvent des garçons très sympathiques, cultivés, intelligents et, pour certains d’entre eux, sans illusions sur les dirigeants qui conduisent, depuis des décennies, le peuple palestinien de catastrophe en catastrophe. Mais ils ont presque tous une famille élargie à nourrir et comptent parmi les privilégiés ayant accès à des revenus en dollars payés rubis sur l’ongle par les grands médias internationaux. Même quand les journalistes peuvent librement entrer à Gaza, une fois le « grand reporter » est rentré chez lui, nimbé de la gloire que le public accorde aux baroudeurs ou baroudeuses de l’info, Mohammed, Hassan ou Yacine restent, eux, à Gaza en attendant la prochaine crise. Si le message qu’ils ont réussi a faire passer par l’intermédiaire de « leur » journaliste est conforme à ce qu’en attendent les autorités locales, ils n’auront rien à craindre pour leurs revenus, sinon pour leur vie.
Ce mode de fonctionnement demande une réelle capacité d’adaptation. Les mêmes correspondants locaux qui étaient naguère à la botte du Fatah sont devenus de zélés auxiliaires du Hamas, comme on peut le constater en regardant, sur France 2, les sujets tournés par Talal Abou Rahma, que son scoop de l’affaire Al Doura (à moins que cela ne soit son habileté de metteur en scène) a rendu mondialement célèbre.
Ne soyons pourtant pas exagérément injuste envers les entreprises de presse de nos contrées démocratiques. Certaines d’entre elles on tenté de travailler dans des conditions plus conformes aux standards habituels. Ainsi, France 3, il y a quelques années, avait tenté d’envoyer à Gaza une équipe « autonome » composée d’un journaliste accompagné d’un caméraman maison pouvant également faire office d’interprète, car il s’agissait d’un « beur » arabophone. Ce dernier avait à peine mis le pied sur le sol gazaouite qu’il était enlevé par des « inconnus », détenu plusieurs jours, avant d’être libéré avec l’injonction de remballer son matos et de reprendre le premier avion pour Paris. Désormais, France 3 fait comme tout le monde. La même mésaventure est arrivée, en mars 2007 au correspondant de la BBC Alan Johnston, dont les papiers envoyés de Gaza étaient pourtant marqués d’une empathie indiscutable pour la cause des Palestiniens en général et du Hamas en particulier. Il s’était mis en tête de résider en permanence dans le territoire, d’apprendre l’arabe et de rechercher par lui-même les informations qu’il souhaitait diffuser. Quelques semaines dans les geôles d’un « comité de résistance populaire de Gaza » l’ont convaincu des attraits de la vie à Londres.
Si nous compatissons bien volontiers aux frustrations de nos amis grands reporters, parce qu’on n’est pas des sauvages, qu’il nous soit permis de leur dire avec tous les ménagements possibles, que nous nous remettrons assez facilement de leur absence sur le terrain.
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