Le quatrième « round » de la longue guerre que se livrent Israël et le Hamas depuis la prise de contrôle de la bande de Gaza par l’organisation islamiste pose une question cruciale : faute de solution de paix définitive, comment établir un modus vivendi appuyé sur la dissuasion, avec des acteurs non étatiques ?
Depuis 1973, après quatre guerres en vingt-cinq ans, Israël a su empêcher les affrontements violents avec ses voisins, soit par des accords de paix officiels (avec l’Egypte et la Jordanie), soit par des arrangements officieux (avec la Syrie). Mais il s’agissait à l’époque d’un Moyen-Orient des Etats. Depuis, ces entités politiques se sont affaiblies, au point de laisser s’installer à la table des grands des organisations qui, jusqu’aux années 1980, n’étaient que leurs instruments.
Profitant du vide créé par l’affaissement des Etats, le Hamas comme le Hezbollah ont totalement révolutionné l’art de la guerre des faibles. Cette nouvelle guerre asymétrique, inspirée du terrorisme, de la guérilla et de l’insurrection, s’appuie sur deux éléments indispensables : les roquettes et le contrôle d’un territoire. Sans territoire point de roquettes et sans roquettes, nul moyen de contourner la supériorité militaire israélienne. Cette stratégie remonte à 1968, lorsqu’une roquette Katioucha fut lancée à partir d’une région jordanienne contrôlée par le Fatah de Yasser Arafat contre la ville de Bet-Shean, à quarante kilomètres au sud du lac de Tibériade. À l’époque, l’Etat jordanien était suffisamment fort pour priver les Palestiniens – en les massacrant au cours de Septembre noir en 1970-1971 – de leur base arrière. Le Fatah dut déménager au Liban, un Etat en carton-pâte que l’OLP a parasité jusqu’en 1982. Depuis, les disciples ont dépassé leur maître étatique.
Au Liban comme à Gaza – puis bientôt en Syrie et au Sinaï – des entités qui sont beaucoup plus que des organisations terroristes, mais pas encore des Etats, ont su sanctuariser un territoire pour s’en servir de base de stockage et de lancement de roquettes à longue portée. Ainsi, depuis quelques années déjà, chaque mètre carré du territoire israélien se trouve à la portée des roquettes tirées du Liban ou de Gaza. Ces armes relativement peu sophistiquées – mais qui exigent tout de même des capacités techniques, logistiques et militaires non négligeables – peuvent aujourd’hui perturber la vie quotidienne en Israël pendant de longues semaines, compliquer ses liens avec le reste du monde – les aéroports et les ports maritimes étant menacés – et ralentir sévèrement l’économie nationale. À cette capacité de nuisance, il faudrait ajouter les morts – pour l’instant potentiels – les blessés ainsi que la pression psychologique subie par des millions d’Israéliens. Etant donné l’évolution technique et tactique du Hamas et du Hezbollah, l’avenir réserve probablement des « surprises », des projectiles plus précis et à plus longue portée ou des armes nouvelles, comme des drones, risquant de tomber dans l’escarcelle de ces groupes.
Face à cette situation, Israël a le choix entre trois options : contrôler le territoire qui sert de base arrière et de plateforme de lancement aux organisations terroristes, éliminer les roquettes, ou encore dissuader ces acteurs non étatiques d’utiliser leur arsenal de projectiles. Concrètement, la première option passe par une occupation durable de la bande de Gaza. Une telle stratégie diminuera considérablement, voire intégralement, la force de frappe la plus menaçante du Hamas – roquettes à longue portée – sans pour autant empêcher la fabrication et le lancement de roquettes à courte portée, apparues dans l’arène en 2001, quatre ans avant le retrait israélien de Gaza. Pour évaluer le rapport coût/bénéfice de cette stratégie, il faut se rappeler des trente-huit ans de présence israélienne dans la bande de Gaza ainsi que des dix-huit ans d’occupation par Tsahal du Sud-Liban, entre 1982 et 2000. Bref, cette stratégie est loin d’être une panacée et il n’est pas sûr que la société israélienne soit capable de l’assumer dans la durée.
Quid de la deuxième option ? Eliminer les capacités de fabrication ou d’achat de roquettes par le Hamas sans réoccuper Gaza est tout simplement impossible. Aussi longtemps que le Hamas reste maître de la bande de Gaza, reconstituer les stocks n’est qu’une question de temps pour ses membres. Certes, ces derniers jours, il se murmure que le gouvernement israélien exige du Hamas l’engagement de démilitariser la bande de Gaza comme clause d’un nouvel accord de cessez-le-feu, on voit mal pourquoi Mechaal, Haniyeh et leurs camarades renonceraient à une carte maîtresse et efficace.
D’un point de vue pratique, une seule et unique solution reste donc envisageable : retarder le plus possible le prochain « round » de la guerre en diminuant autant que faire se peut les capacités militaires du Hamas, et a fortiori sa volonté de dégainer. Cela exige une action à plusieurs dimensions. Tout d’abord, aussi longtemps que l’opération militaire israélienne continue à Gaza, Tsahal doit diminuer autant que possible les capacités du Hamas en détruisant prioritairement le matériel le plus dangereux et le plus difficile à remplacer. Comme le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah après la guerre de juillet 2006, même ceux qui, sous les raids, ne cessent de crier « même pas mal », contemplent le champ de ruines avec lucidité et savent évaluer le rapport de forces lorsque les armes se sont tues. Pour continuer d’affaiblir le Hamas, Israël devra s’assurer qu’un véritable contrôle s’établit le long de la frontière entre la bande de Gaza et l’Egypte. On sait aujourd’hui que l’ancien président Moubarak a joué un double jeu en fermant les yeux sur la contrebande et l’industrie des tunnels entre Gaza et le Sinaï. Il est également de notoriété publique que les Frères musulmans, pendant leur courte période au pouvoir en Egypte, en ont fait autant, aidant le Hamas à reconstituer ses arsenaux après la dernière opération israélienne fin 2012.
En plus d’endiguer le flux d’armes, contrôler la frontière offre l’avantage de pouvoir ouvrir et fermer le robinet financier qui permet au Hamas de payer des salaires et de se maintenir au pouvoir. On sait que la politique volontariste de l’actuel président égyptien Al-Sissi a récemment failli étrangler le Hamas, tout en continuant d’offrir des subsides aux employés du Fatah restés à Gaza. Il y a quelques semaines, les militants du Hamas ont tiré sur les agences bancaires et distributeurs de billets pour stopper cet afflux de devises qui leur échappe.
Revenons au précédent du Hezbollah libanais. Si, depuis 2006, le « Parti de Dieu » s’est bien gardé d’engager un bras de faire balistique avec Israël, c’est que la dernière guerre l’a isolé au sein de la société libanaise, lasse de la guerre et des bombardements. Pour affaiblir le Hamas à Gaza, il faudrait donc agir sur l’opinion gazaouie mais aussi conclure un accord avec l’Egypte et l’Autorité palestinienne, acteur incontournable dans toute solution viable. En ce sens, le manque d’enthousiasme des Palestiniens de Cisjordanie à engager un nouveau bras de fer avec Israël est un signal encourageant.
Mais quel que soit le scénario de sortie de crise, l’implosion des Etats de la région et la multiplication des acteurs sous-étatiques à grande capacité de nuisance annoncent une ère de frictions permanentes. Il est révolu le temps des grandes déflagrations qu’étaient les guerres israélo-arabes de 1948 à 1973, voici venue l’ère de l’insécurité et de la violence durables.
*Photo : Nedal Eshtayah \ apaimage/SIPA. 00688420_000016.
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