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Gaz russe: l’Europe en cure de sevrage

L'analyse géopolitique de Gil Mihaely


Gaz russe: l’Europe en cure de sevrage
Le chancelier de l'Allemagne Olaf Scholz inaugure un nouveau terminal de gaz liquéfié à Lubmin, dans le nord est de son pays, 14 janvier 2023 © Jens Büttner/AP/SIPA

Les États-Unis remplacent la Russie dans le marché européen du gaz naturel 


En 2022, dans le secteur de l’énergie, les échanges et les flux ont été radicalement bouleversés.

Déjà en prise avec une gestion difficile de l’économie post-Covid, l’Europe s’est enfoncée davantage dans la crise suite à l’invasion de l’Ukraine en février. Rappelons qu’avant même que les Européens ne sanctionnent les secteurs énergétiques russes, Moscou avait réduit l’approvisionnement en gaz naturel du vieux continent, espérant briser la volonté européenne et transatlantique de soutenir l’Ukraine…

Pour y faire face, les Européens se sont massivement tournés vers les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) américain. D’autres stratégies, comme la réduction de la consommation et le passage au charbon ou aux énergies renouvelables, ont compensé les coupures de gaz russe, mais c’est bien le GNL américain qui a comblé la majeure partie du vide. Au prix fort. La plupart des contrats de GNL américains permettant aux acheteurs de revendre facilement les cargaisons et de détourner les navires vers les clients qui paient le plus, de nombreux acheteurs asiatiques, notamment chinois, ont revendu du GNL à l’Europe pour faire du profit. Les prix élevés ont permis de sécuriser l’approvisionnement de l’Europe en gaz, mais ont naturellement fait grimper en flèche les charges des ménages et des entreprises.

17% de nos importations en gaz l’an passé

Le GNL américain représentait ainsi 17% du total des importations européennes de gaz en 2022, contre 19% pour le gaz russe. D’autres pays – dont la Norvège, l’Azerbaïdjan et le Qatar – ont également augmenté leurs exportations vers l’Europe, ajoutant collectivement 28 milliards de m3 (bcm, unité de mesure de volume de gaz) de GNL en 2022. Mais les États-Unis ont de leur côté contribué à hauteur de 37 bcm, soit plus que toutes les autres sources réunies. En décembre 2022, les exportations de GNL américain à destination de l’Europe et du Royaume-Uni ont ainsi atteint 42% des importations totales en Europe.

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Le passage du gaz russe au gaz américain modifie profondément le commerce mondial du gaz en particulier et de l’énergie en général. Désormais, la sécurité énergétique en Europe repose sur ces exportations de gaz naturel américaines. La crise immédiate tant redoutée depuis la fin de l’été ayant été évitée, les décideurs se préparent maintenant à cette vaste restructuration énergétique. Premier constat : la coopération (ou la dépendance) entre les États-Unis et l’Europe devient essentielle pour la sécurité énergétique européenne et donc pour la sécurité et la prospérité européennes tout court. Depuis des décennies, le flux de gaz naturel de la Russie vers l’Europe semblait immunisé contre les tensions géopolitiques. Même pendant la guerre froide. Après la chute de l’URSS, le commerce du gaz avait été la clé de l’intégration de la Russie dans une économie mondiale dominée par les Américains. C’était également un pilier majeur de la stratégie géopolitique de sécurité du vieux continent : stabiliser la Russie grâce aux recettes qu’elle pouvait réaliser à l’exportation, et créer une apaisante dépendance économique. En 2021, l’Europe et la Russie étaient reliées par pas moins de six gazoducs, dont Nord Streams 1 et 2, qui fournissaient 140 à 170 bcm par an, c’est-à-dire quelques 40% des besoins européens en gaz naturel. Même si l’Europe se préparait à une transition vers une énergie à bas carbone, le gaz russe devait rester encore longtemps la clé de voute de la sécurité énergétique européenne.

Auf wiedersehen, Gazprom!

Or, dès l’automne 2021, les flux de gaz russe vers l’Europe ont commencé à baisser. Suite à l’invasion de l’Ukraine, l’Allemagne a refusé d’accorder une licence à Nord Stream 2 et Gazprom a encore réduit les flux passant par Nord Stream 1. Puis, après le sabotage de septembre 2022, les flux par Nord Stream 1 ont totalement cessé. Désormais, les importations de gaz russe ne représentent qu’un quart de ce qu’elles étaient il y a deux ans.

En mars 2022, l’administration Biden et la Commission européenne ont convenu d’étendre les échanges de gaz entre les États-Unis et l’UE d’au moins 50 bcm par an d’ici 2030. Les États-Unis ont commencé par 15 bcm supplémentaires en 2022, un objectif atteint dès le mois de septembre de l’année dernière. La dynamique du marché détermine toujours les investissements dans les infrastructures du côté américain. Toutefois, l’engagement de l’administration Biden devrait apaiser les craintes de voir les décideurs américains freiner les exportations pour réduire les prix du gaz naturel sur leur marché intérieur ou pour des raisons climatiques. En novembre, un accord renouvelé entre l’UE et les États-Unis pour la sécurité énergétique stipule que l’Europe importerait jusqu’à 147 bcm de GNL en 2023. Les compagnies d’électricité européennes ont conclu des contrats pour 11 unités flottantes de stockage et de regazéification (FSRU), ajoutant plus de 55 bcm par an de capacité de regazéification d’ici la fin 2023. Cette expansion a été stimulée par les subventions accordées aux entreprises d’électricité, les marchés publics (quatre ont été achetés par le gouvernement allemand) et l’accélération de l’octroi de permis.

Les nouvelles capacités d’importation et les extensions de gazoducs vont restructurer le marché européen du gaz. Une grande partie de ces infrastructures est par ailleurs construite en vue de la transition vers le biogaz ou l’hydrogène. Le mix énergétique de l’Europe sortira de cette crise plus diversifié que jamais, avec de nouvelles sources d’importation, de nouveaux points d’entrée, de nouvelles voies de livraison et de nouveaux types d’énergie.

On peut dire de façon assez banale – certains observateurs ne manquent pas de le faire ! – que l’approvisionnement en gaz est devenu une arme géopolitique. En réalité, c’est le cas depuis fort longtemps. Il est même très probable que les liens entre Berlin et Moscou, basés sur le commerce du gaz naturel, ont eu très longtemps pour résultat un affaiblissement de l’OTAN. Ces liens ont par ailleurs pu rassurer Moscou, pendant un temps, quant à une hypothétique intégration de l’Ukraine dans l’alliance nord atlantique. Et il est très peu probable que l’Allemagne ait donné son blanc-seing à pareille initiative, lorsque le pays était si étroitement dépendant du gaz russe…

Nous assistions depuis longtemps à un gigantesque jeu de dupes dans lequel chacun pensait être le plus malin, et être celui dont l’autre dépendait plutôt que son obligé. Désormais, quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, et pour de nombreuses années à venir, la Russie n’aura plus à sa disposition cet outil stratégique si efficace qui fut la dépendance de l’Allemagne et de l’Europe centrale à son gaz naturel.     



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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