Du gaz dans l’eau en Méditerranée


Du gaz dans l’eau en Méditerranée

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Emmanuel Navon enseigne les relations internationales à l’université de Tel Aviv et au Centre Interdisciplinaire de Herzliya.  

Daoud Boughezala. Découverts au large de Haïfa en 2009 et 2010, les gisements gaziers de Tamar et Léviathan devaient permettre à Israël de devenir un acteur énergétique incontournable. Or, des travaux d’exploration ont récemment révélé l’existence du plus grand gisement méditerranéen au large de l’Egypte. Cette situation inédite menace-t-elle la vocation d’exportateur de gaz  de l’Etat hébreu ?

Emmanuel Navon. Israël deviendra à terme un exportateur de gaz naturel en dépit de la découverte du champ gazifière égyptien « Zohr, » mais il est clair qu’Israël ne sera qu’un exportateur méditerranéen parmi d’autres et pas l’acteur pivot qu’il eût pu être avant l’entrée de l’Égypte dans ce marché stratégique.  Par ailleurs, les besoins en gaz naturel de l’Europe et de la Turquie sont tels que les pays méditerranéens qui disposent de ressources gazifières ne manqueront jamais de clients.  La question n’est donc pas de savoir si Israël a une vocation d’exportateur (il l’a), mais dans quel cadre.  On sait en effet que la Russie essaie de constituer un cartel de gaz naturel similaire au cartel pétrolier de l’OPEP.  Dans ce cartel potentiel, la Russie, l’Iran et le Qatar détiennent à eux trois 57% des réserves mondiales de gaz naturel.  L’Égypte est déjà membre du Forum des pays exportateurs de gaz naturel (FPEG), une organisation qui comprend également l’Algérie, la Bolivie, la Guinée équatoriale, l’Iran, la Libye, le Nigéria, le Qatar, la Russie, et le Venezuela.  Israël sera exclu de ce club pour des raisons politiques, mais il pourrait en revanche développer une relation stratégique avec Chypre, qui détient également d’importantes ressources de gaz naturel.

Le Premier ministre Benyamin Netanyahou craindrait également la concurrence du gaz naturel iranien, qui pourrait notamment inonder les marchés égyptien et jordanien. Est-ce une raison supplémentaire de sa détermination à entraver la ratification de l’accord de Vienne et la levée des sanctions contre l’Iran ?

Avant la découverte du champ gazifière égyptien « Zohr, » le Premier ministre israélien arguait que l’Égypte était à court de gaz naturel et donc que l’Iran risquait de combler le vide en doublant sa production de gaz et en la vendant à la Jordanie, et même à l’Egypte. Maintenant que l’Égypte est sur le point de devenir un important producteur de gaz naturel, cet argument n’a plus de sens.  Quant à l’accord de Vienne, il n’y a pas de majorité de deux-tiers au Congrès américain pour empêcher sa ratification.  Et même si une telle majorité existait, le retrait des États-Unis de l’accord ne l’annulerait pas puisqu’il ne s’agit pas d’un accord bilatéral entre les États-Unis et l’Iran mais d’un accord multilatéral entre l’Iran, les membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, l’Allemagne et l’Union européenne.  L’accord est une réalité et les sanctions contre l’Iran seront progressivement levées, avec ou sans les États-Unis.

Sur un autre front diplomatique, le gouvernement israélien aurait mené des négociations secrètes avec le Hamas cet été, avec la Turquie comme possible intermédiaire. Si le Président Erdogan a dernièrement reçu le chef du Hamas Khaled Mechaal comme un chef d’Etat tout en essayant de se réconcilier avec l’Etat juif, est-ce pour négocier la fourniture de gaz israélien à Ankara ?

La Turquie dépend du gaz naturel pour la production de 50% de son électricité, et sa consommation de gaz naturel devrait doubler au cours des vingt prochaines années. La Turquie, cependant, n’a pas de ressources en gaz naturel et dépend de fournisseurs coûteux tels que la Russie, l’Iran et l’Azerbaïdjan. La société d’énergie turque Turcas serait en train de négocier l’achat de 7 Gm3 (gigamètres cube) de gaz naturel par an provenant du champ israélien Leviathan pour les 20 prochaines années. Un tel accord permettrait à la Turquie de réduire le coût de ses importations gazières car le gaz israélien serait livré via un gazoduc reliant la Turquie à Leviathan (acheter du gaz naturel liquéfié de la Russie est beaucoup plus coûteux). Yasin Aktay, conseiller du Premier ministre turc Ahmet Davutoglu, a récemment révélé que la Turquie est en pourparlers avec le gouvernement de la partie grecque de Chypre pour la création d’un port maritime qui livrerait des marchandises à la bande de Gaza sous contrôle international (éventuellement par des forces de l’OTAN). Mais, sous la direction de Recep Erdogan, la Turquie aurait du mal à signer un contrat de plusieurs milliards de dollars avec Israël sans honorer son engagement d’alléger le blocus naval de la bande de Gaza.  L’émergence de l’Égypte comme exportateur de gaz naturel met fin à ce dilemme turc puisque la Turquie peut importer de l’Égypte et s’épargner ce qu’Erdogan considère être le « coût politique » d’un contrat avec Israël.

Qui de l’Iran chiite ou d’Israël, la Turquie d’Erdogan préfère-t-elle privilégier comme pourvoyeur de gaz ?

Historiquement, l’Iran et la Turquie ont rivalisé et rivalisent pour être des puissances régionales.  Avant l’ère Erdogan, lorsque la Turquie était encore une république laïque encadrée par l’armée, la Turquie se considérait comme un bouclier contre l’expansionnisme chiite iranien (depuis la révolution de 1979), en particulier dans les républiques musulmanes et turcophones d’Asie centrale.  La politique étrangère panislamique d’Erdogan a changé la donne sans pour autant mettre fin à la rivalité régionale entre les deux pays.  Mais au-delà de cette rivalité régionale, les deux pays ont également un intérêt commun : empêcher à tout prix l’émergence d’un Kurdistan indépendant dans le nord de l’Iraq, de peur que les revendications indépendantistes ne s’étendent aux régions kurdes de l’Iran et de la Turquie.

On a appris que le Kurdistan irakien avait fourni 77% de la consommation israélienne de pétrole ces derniers mois. Quelles sont les conséquences géopolitiques d’un tel choix ?

Les liens étroits entre Israël et les Kurdes ne sont pas nouveaux.  Ils faisaient partie intégrante de la « stratégie de la périphérie » développée par David Ben Gourion à la fin des années 1950.  Les Kurdes et les Juifs sont deux minorités non-Arabes dans un Proche-Orient qui l’est en majorité.  Leur droit à l’autodétermination est contesté par leurs voisins.  Dans le Kurdistan irakien, il existe une indépendance de facto et, pour les Kurdes, Israël est un allié naturel pour maintenir cette semi-indépendance contestée.  Les ressources pétrolières kurdes en Irak sont les seules du Proche-Orient auxquelles Israël ait accès.  D’où la synergie entre Israël et le Kurdistan irakien –une synergie qui n’est pas compatible avec un retour à la normalisation entre Israël et la Turquie.

Avant le début du conflit syrien, l’Iran et le Qatar partageaient l’exploitation du gisement gazier de Northdome. Qu’en est-il aujourd’hui que ces deux Etats du golfe s’opposent sur la plupart des fronts régionaux (Syrie, Yémen, Irak…) ?

Il y a à la fois des intérêts économiques communs et des différends géopolitiques et religieux entre l’Iran chiite et le Qatar sunnite.  Ces différends constituent un obstacle indéniable à la tentative de la Russie de constituer un cartel du gaz naturel.  L’accord nucléaire avec l’Iran réduit les chances d’un modus vivendi entre le Qatar et l’Iran autour du gaz naturel car les monarchies du Golfe se sentent trop vulnérables et menacées à ce stade.

*Photo: wikipedia.



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est journaliste.

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