L’euro à la lanterne


L’euro à la lanterne

droite gauche 1793

En considérant le résultat des régionales avec un peu de recul, on formulera une hypothèse : le Front national est devenu le premier parti de gauche en France. Une hypothèse qui semble décalée. Pourtant, si l’on veut bien considérer les faits, observer les cartes et replacer la nouveauté dans le temps long, on verra qu’une révolution – au sens astronomique du terme – dans la définition du clivage droite gauche s’est peut être déroulée sous nos yeux.

Les sans grade ont un parti

L’opposition droite-gauche correspond à l’éternelle querelle des partisans de l’ordre (les conservateurs) contre ceux du changement (les progressistes). Pour certains, le FN cristallise les velléités des électeurs qui espèrent conserver des acquis (notamment sociaux, service public, etc.) alors que PS et LR entendent promouvoir un grand mouvement vers la globalisation. En disant cela, on prête aux acteurs des intentions qui ne sont pas les leurs. Or, quitte à assigner aux formations en présence des positions différentes de celles qu’ils revendiquent, le terrain de la statistique semble plus ferme que celui de l’idéologie. Pour comprendre ce qui se passe sur l’échiquier politique hexagonal, relions le comportement électoral aux CSP des électeurs. 50% des ouvriers, 40% des employés, 37% des agriculteurs votent lepénistes. 30% des catégories intermédiaires, instits, profs, fonction publique d’État, territoriale ou hospitalière (hors des catégories A) dépose un bulletin FN dans l’urne.

Plus pauvre et plus endetté que l’électeur moyen, le citoyen de moins de 30 ans vote davantage pour le FN que pour n’importe quel autre parti. Disposant d’une meilleure épargne que la moyenne du corps électoral, le senior est celui qui résiste mieux aux sirènes de « la Marine ». Indéniablement, les petits et les sans grade ont un parti.

Le FN, c’est l’électorat PCF et gaulliste

Après la sociologie, la géographie achève de nous mettre la puce à l’oreille. Sans surprise, les zones qui ont rompu avec les partis de gouvernement sont situées dans cette France périphérique repérée par Christophe Guilluy. La cartographie du vote frontiste  recoupe également celle des deux « nons » successifs aux traités européens. Ces zones qui ont fait du FN leur champion (du moins au premier tour) correspondent aux anciens bastions du PCF et du PS et du RPR versions « vintage XXe siècle», c’est-à-dire populaires.

Observant le faible score du Front à Paris, on découvre la gentryfication à l’œuvre dans une grande métropole mondialisée. Les territoires qui s’opposent au populisme sont d’anciennes terres girondines ou monarchistes, ex zones d’insurrection fédéraliste pendant la Révolution.

Les six régions où les digues face à la vague Marine (colorée de rouge) ont sauté sont des territoires que l’histoire relie à la gauche jacobine ou à la droite bonapartiste.

Ces terres acquises à l’ex extrême droite sont le berceau d’une France dont Emmanuel Todd rappelle qu’elle est exogame. Cette France-là ne supporte pas le voile islamique car elle veut pouvoir prendre mari ou femme sans discrimination de religion. La politologue Nonna Meyer commet un total contresens lorsqu’elle définit le FN comme ethnocentriste. Le nouveau Front est certes intolérant mais il est surtout culturocentriste. Ses électeurs acceptent une nation multiraciale à condition qu’elle soit uni-culturelle. Cette France-là rejettera l’autre s’il conserve et revendique ses différences mais espère l’assimiler afin qu’il devienne le même. En revanche, la France endogame, inégalitaire et tolérante, celle des Chouans et du parti royaliste, celle des électeurs qui suivent les notables (cf. Tocqueville) vote très peu FN.

Le nouveau Front offre une déconcertante trace mnésique de l’union des sans-culottes et des bonapartistes, du PCF et du gaullisme. Le FN est  le nouvel avatar électoral d’une France qui place l’égalité et l’autorité (deux jumeaux) avant la liberté. Cette alliance classique de notre roman national débouche parfois sur l’incontournable et sur le meilleur, l’Empereur ou le Général et parfois sur le pire ou sur l’insignifiant, Doriot ou Boulanger.

L’Europe offre la clé

Après la sociologie et la cartographie, observons le marché des idées. Valls et Sarkozy, par exemple, ont téléchargé au moins 50% du programme frontiste. Dans le catalogue du FN, nos deux champions de la «  méthode forte » recyclent la rhétorique sécuritaire mais répondent aussi à cette insécurité culturelle révélée par Laurent Bouvet. Il reste 50% du programme lepéniste non téléchargeable par les partis de gouvernement. Ce reste est lié à l’économie. Or, ce sont ces 50% là qui fondent le nouveau clivage droite-gauche.

Enraciné sur des terres de gauche, captant un électorat « objectivement » à gauche, le néo Front promeut un programme économique de gauche, préconisant la rupture avec l’ordo–libéralisme (grosso modo, une bonne dette se monétise et la France souffre davantage d’un défaut de demande que d’un problème d’offre). Que le FN trompe ou non son monde est une autre affaire.

C’est sur ces solutions économiques radicales (en réalité très proches, sur ce point, de ce que propose le Front de gauche) que Marine Le Pen révèle sa nature, et non sur l’immigration ou l’insécurité. Ces dernières thématiques sont recyclées par la droite officielle (LR) ou par une droite officieuse qui n’a pas encore fait son « outing », ie, le PS.

L’énarchie en tête, les épargnants et les séniors, les catégories sociales aisées mais aussi les classes moyennes soutiennent un package qui repose sur la défense de l’euro, la poursuite du grand dessein européen, la nécessité d’une « réforme libérale » (poussée par Bruxelles) et l’idée que les intérêts militaires et diplomatiques français ne doivent pas  trop diverger de ceux des Etats-Unis. Pro OTAN, pro UE, pro euro, pro remboursement de la dette, pro classes dirigeantes, un grand parti conservateur en gestation est ainsi porté par la convergence du PS et des Républicains sur ces « fondamentaux ». Le destin de ces deux partis est désormais lié et débouche déjà sur des apparentements pour éviter à la table d’être renversée.

Plus qu’une régionale, une révolution !

La présidentielle débouchera sur un choc entre PS-LR et FN. 2017 sera lié à un débat existentiel sur l’identité du souverain dans la France de 2015.   Au nom d’une utopie sympathique, la construction européenne, mais aussi d’une globalisation pensée comme une nécessité, la classe dirigeante actuelle veut déplacer le pouvoir suprême, de Paris à Bruxelles. Près d’un électeur sur deux veut couper la tête de ce nouveau souverain. La souveraineté nationale appartient au peuple, dit encore notre Loi fondamentale du 4 octobre 1958. La jacquerie électorale vaut rappel à l’ordre. À gauche, ceux qui veulent décapiter l’Europe et, à droite, ceux qui veulent sauver sa tête.  Les régionales étaient plus qu’une émeute. Nous voilà revenus à notre point de départ. Cette révolution redessine le partage entre ce que nous comprenions jusqu’ici comme droite et gauche. Notre grande nation mérite mieux que les deux branches actuelles de cette alternative mais ceci est une autre histoire.

Guillaume Bigot, essayiste, dernier ouvrage, La Trahison des Chefs, Fayard, 2014. Retrouvez son blog ici.

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