Soyons clairs: le mot « Arabe » est un fourre-tout ! Comme le mot « gauche » d’ailleurs. Des termes utilisés à l’emporte-pièce. Le bazar d’une vieille medina où chaque stand a sa propre sauce. Mais il fallait bien désigner en un seul mot toutes les populations du bassin méditerranéen que la France a colonisé. Parlant à l’origine les langues berbères, phéniciennes ou syriaques, toutes ces populations ont subi des métissages divers et variés dans ce carrefour culturel permanent nommé Mare Nostrum.
Héritière des valeurs universelles de la Révolution française, des combats de l’Affaire Dreyfus, voire du marxisme, la gauche a longtemps été vue comme un espoir d’émancipation pour les peuples colonisés et d’origine musulmane qui ont croisé la route de notre Hexagone dès le début du XIXe et ce quel que soit le régime (Second Empire, IIIème et IVème république, la parenthèse vichyste…) ou le statut (département, protectorat, etc.) des deux acteurs. Un espoir en trompe-l’œil bien souvent. On parle ici de la gauche institutionnelle et de gouvernement. Celle des décideurs, non des experts. Ceux qui tranchent, prennent des décisions pour le grand bonheur ou le malheur des administrés. Dans la réalité, la vraie, pas celle des livres.
Fiascos et incompréhension
D’autres gauches, celles des artistes, des associations, des opposants perpétuels à tout pouvoir, une partie des intellectuels « progressistes » a bien œuvré avec détermination contre le colonialisme durant l’entre-deux-guerres sous l’influence du communisme. Le point d’orgue de cette lutte s’est effectué lors de la guerre d’Algérie (qu’ils aient été chrétiens, communistes, trotskistes ou gaullistes). Dans les pas de Claude Bourdet, Jerôme Lindon, Frantz Fanon ou Francis Jeanson, nombre d’universitaires, de journalistes, de militants ont combattu, écrit, soutenu ou sont morts (comme le mathématicien communiste Maurice Audin) en faveur de l’indépendance de l’Algérie.
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Mais la politique, c’est autre chose. Beaucoup d’hommes de gauche ont tenté de garder un contact concret et sincère avec les pays du Maghreb et du monde arabe en général après la Seconde Guerre mondiale. Certains ont fait des réformes, pris des risques, mis fin aux protectorats marocains et tunisiens avec Pierre Mendès France en 1956. D’autres, comme Alain Savary, Michel Jobert, Jean-Pierre Chevènement ou Arnaud Montebourg ont fait ce qu’ils ont pu… A leur échelle. Mais la gauche de gouvernement (qu’elle s’appelle SFIO, PS, PRG voire PCF de manière indirecte) a globalement déçu. Trahi, disent certains. De part et d’autre de la Méditerranée, le message n’est pas toujours bien passé. De l’internationalisme théorique, on a retenu leur chauvinisme étriqué. Ou, dans le souvenir fantasmé du gaullisme, de trop soutenir les Américains et Israéliens. Des critiques parfois injustes, parfois fondées, pour une politique toujours contestée.
Dès le Front populaire, nombre d’indigènes ayant servis dans les tranchées espéraient obtenir la citoyenneté française. Le projet Blum-Viollette (du nom du gouverneur d’Algérie) est présenté en décembre 1936. Il prévoyait de donner la citoyenneté française à 25 000 musulmans. Mais face aux manifestations des Européens d’Algérie et à l’opposition de la droite parlementaire, le projet tombe à l’eau : premier fiasco. Courant 1944-1945, le Conseil national de la Résistance (très fortement orienté à gauche) ne mentionne rien non plus sur ces territoires et leurs habitants alors que des milliers de tirailleurs marocains, pieds noirs, Algériens ou Tunisiens affrontent les Allemands et le froid dans des Vosges ensanglantées par les combats. Alger et Oran sont affamés. Sétif et Guelma ne vont pas tarder. Deuxième fiasco.
Les années Mollet
Et puis arrivent les années Mollet en 1956. Le retour de la gauche au pouvoir. En Egypte, l’ancien professeur d’anglais pacifiste voit en Nasser « un nouvel Hitler » et envoie les parachutistes récupérer le canal de Suez. Sa grille de lecture issue des années 30 et son fort attachement à Israël font le reste. Suez est un échec. Nasser devient un « héros dans le monde arabe », la France et son allié anglais la risée de l’Ancien monde.
Au Maroc et en Tunisie, on arrête comme rarement auparavant les opposants et on soutient les colons à l’heure où le globe se libère de la domination européenne. Mais ce n’est rien à côté de l’Algérie ! Guy Mollet et son entourage (Max Lejeune, Christian Pinault, Marcel Naegelen…) vont y opérer la politique la plus dure et la plus répressive desdits « événements ». Refusant d’écouter des hommes comme Ferhat Abbas ou Jacques Chevallier appelant au dialogue, les socialistes au pouvoir font arrêter Ben Bella, couvrent la torture, truquent les élections, notamment à Oran, multiplient les arrestations arbitraires et, cerise sur le gâteau, envoient près d’un million de jeunes conscrits français dans le Djebel… La fracture est définitive. Le PCF de son côté a effectué un virage à 180° – mais il en a l’habitude ! – en passant d’un Algéristan à la soviétique à l’Algérie algérienne. La SFIO de Jaurès ne s’en relèvera pas et le lien avec les intellectuels et la Méditerranée non plus.
Le prestige du général de Gaulle dans ces pays méditerranéens est, dans les années 50-60, très fort, pendant que la gauche est en reconstruction avec ses clubs, Mai 68 et tutti quanti… L’Orient paraît loin. Avec Giscard d’Estaing et son UDF « très Algérie française » (merci l’OAS d’Hubert Bassot et de Claude Dumont pour la campagne de 1974), on est encore plus loin du royaume arabe de Napoléon III. Bonapartiste contre Orléaniste, même en Orient.
« Tonton » fait de la résistance
Mais les années Mitterrand n’ont rien à voir avec la période « Mollet ». Moins d’idéologie plus de cynisme. Mais est-ce mieux ? Lorsque l’ancien ministre de l’Intérieur de Mendès France (qui collectionne le triste record du plus grand nombre d’Algériens guillotinés avant de devenir en France le président de l’abolition de la peine de mort) arrive au pouvoir, la gauche semble avoir changé. Le PSU des porteurs de valises est actif mais peu nombreux, la nouvelle génération loin de 1962, la gauche est très fortement attachée à Israël (mais n’est-elle pas née en partie avec l’affaire Dreyfus et les luttes contre l’antisémitisme des années 30 ?). « Tonton » a pourtant reconnu en 1972 l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et Yasser Arafat. En Afrique, le fameux « pré-carré », Foccard et les années noires du gaullisme ont été remplacés par Guy Penne, docteur et « maçon ». La realpolitik va primer. Le talent de Claude Cheysson au Quai d’Orsay (le conseiller diplomatique de Mendès France en 1956) et le cynisme de Mitterrand se heurtent à la réalité du monde. François Mitterrand devient le président français le plus interventionniste au Moyen-Orient.
En 1982, les Français interviennent au Liban encerclé par Israël et récupèrent via le « maître-espion » Rondot le chrétien Aoun, chef des phalanges chrétiennes, en douce et à la barbe des autre Levantins. Après l’attaque du Drakkar en 1983 par les services libanais (où 58 parachutistes français sont morts), Jean-Pierre Filiu rappelle dans un article concernant « la Politique de Mitterrand au Moyen-Orient » cette interview donnée au journal Libération dans laquelle le président déclare clairement: « Je ne peux pas signer — je m’y refuserai — la disparition de la France de la surface du globe en dehors de son pré carré. » Les choses sont claires. Passons sur le cynisme absolu concernant les régimes en Perse et en Mésopotamie en matière de commerces d’armes… François Mitterrand engage aussi les troupes françaises avec les Américains lors de la guerre du Golfe contre l’Irak. Cassure à gauche avec son ministre des Armées Jean-Pierre Chevénement, les communistes et les pays du Maghreb. Grosse crise avec le monde arabe, la France est incomprise.
Machiavélique comme jamais, Mitterrand a également jouer le jeu très dangereux des islamistes. En 1979, il soutient l’ancien exilé d’Ile-de-France, l’Ayatollah Khomeiny, contre le shah d’Iran. Lors des années noires à Alger, il reçoit l’islamiste algérien Belhadj à l’Elysée, par la porte de secours, en pleine période de guerre civile en Algérie… Seuls les vieux « gaullistes » comme Pasqua font les yeux doux à Bouteflika et sa bande. Les démocrates algériens reprocheront longtemps au pouvoir socialiste un manque de soutien clair à leur égard, relançant l’éternel débat : Mitterrand était-il de gauche et ce même dans son rapport à l’Orient ?
Mais depuis, on navigue dans le brouillard. On va d’incompréhension en incompréhension. Qui se souvient par exemple des députés socialistes qui applaudirent les frappes sur Tripoli élaborées par ce couple si grotesque : Nicolas Sarkozy et Bernard-Henri Lévy. Certes, François Hollande, qui effectua son stage d’énarque à Alger, a relancé les relations avec Bouteflika. Mais de mauvaises langues pensent qu’un Jospin président de la France serait intervenu avec Bush en Irak en 2003… Politique-fiction quand tu nous tiens.
Bien sûr, il y eut des divisions, des cassures, des ruptures, mais la gauche au pouvoir a très largement incompris ces régions, ô combien diverses mais pourtant si proches… Que d’actes manqués, d’incompréhensions, de déçus des deux côtés de la mer Méditerranée.
L’éclaircie Pierre Viénot
Un contre-exemple mérite quand même d’être cité et connu. Au milieu d’un désert de mirages, un visage plein d’espoir se dessine: celui de Pierre Viénot. Ce jeune lycéen, originaire de Picardie, s’est engagé volontairement comme artilleur dans la Somme où il a été blessé deux fois. Grâce à des rencontres après la guerre, il intègre le cabinet du maréchal Lyautey, régent tout-puissant du protectorat marocain. A côté du vieil homme qui le considère comme un fils, il va apprendre, loin des livres, toute la diversité de ce royaume millénaire. Il apprend à composer avec les différentes tribus berbères, les Arabes et à maintenir l’influence de la France sans pour autant casser les traditions locales. Monarchiste invétéré, opposant au colonialisme jacobin de Galliéni (dont il fut un proche) ou de Sérail, Lyautey va s’avérer un diplomate particulièrement fin et le rénovateur absolu de l’Etat marocain, le fameux Makhzen. Une leçon pour Pierre Viénot. Après l’échec du bureau franco-allemand où, plein d’idéalisme, il pensait assurer une paix pérenne entre les deux voisins, il devient député des Ardennes. Spécialiste des Affaires étrangères à l’Assemblée, ces avis sur l’Europe et l’avenir des colonies sont particulièrement écoutés à la Chambre. Quand arrive le Front populaire, cet homme appartenant au micro-parti « républicain-socialiste » est nommé sous-secrétaire aux Protectorats du Maghreb et aux Mandats du Proche-Orient.
Il avait appris auprès de Lyautey à se concerter avec les acteurs locaux, à ne pas les mépriser. Il a su s’entourer et a pris comme directeur de cabinet Pierre Bertaux et le brillant orientaliste, membre de la SFIO, Charles-André Jullien. Après avoir multiplié les voyages au Levant, il est parvenu à négocier, à l’automne 1936, les traités accordant l’indépendance au Liban et à la Syrie. Ces traités ne sont pas ratifiés, en raison de l’hostilité du Sénat, mais ils serviront de base pour l’indépendance effective de ces pays, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Entre l’échec de « Blum-Viollette », la non-intervention en Espagne en faveur des Républicains et le début des divisions à gauche sur l’Allemagne, l’action de Viénot est un miracle pour la gauche. Au Maghreb, sa politique a visé à renforcer le droit des indigènes, provoquant la fureur des colons. Son discours à la radio tunisienne du 1er mars 1937 visant à renforcer les droits des Tunisiens lui a valu d’être considéré par les plus influents colons comme « l’Antéchrist » Charles-André Jullien. De cette période va naître une amitié profonde et durable avec le leader du « Néo-Destour », un certain Habib Bourguiba.
Et puis il y eut la chute du Front populaire, la guerre, l’aventure du Massilia, l’arrestation à Rabat, puis le procès de Clermont-Ferrand avec Mendès France et bien d’autres, son évasion, la création du mouvement Libération-Nord, dont il est un des leaders. Une seconde fois incarcéré, il s’évade à nouveau et rejoint Londres où il va devenir jusqu’à sa mort l’Ambassadeur spécial de la France Libre auprès des Anglais. Pierre Viénot va s’efforcer – au prix de d’une santé fragilisée par les affres de la Grande guerre – à maintenir une France totalement indépendante à la Libération. Une France administrée par le Gouvernement provisoire de la République Française et non par les troupes anglo-américaines. Il accompagne le Général de Gaulle à Bayeux durant l’été 1944. Mais succombe d’une crise cardiaque quelques semaines après le 20 juillet 1944.
Viénot et d’autres incarnent de manière plus minoritaire une gauche de gouvernement qui a su concilier le difficile compromis entre un patriotisme intransigeant et un universalisme sans compromission.
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