Gattaz contre Gattaz


Gattaz contre Gattaz

pierre gattaz medef

Le président du Medef et le gouvernement nous offrent un mauvais remake d’un film de 1982 qui mettait en scène Yvon Gattaz, père de Pierre, et les ministres d’alors, sous la direction du Pierre Mauroy.

Rappel : comme François Hollande en août 2013, François Mitterrand avait cru pouvoir dire aux Français « la reprise est là » dans sa première allocution de bonne année, le 31 décembre 1981. Mais à la différence de son successeur lointain, à tous points de vue lointain, il avait, dès mars 1982, compris l’échec de la politique de relance du printemps précédent. La direction de la prévision du ministère des Finances lui avait remis en effet, ainsi qu’à Jacques Delors et Pierre Mauroy, un document attestant d’une dégradation rapide : déficits interne et externe, inflation étaient au plus haut, sans contrepartie substantielle en termes de production et d’emplois[1. Note rédigée par trois fonctionnaires socialistes et un libéral, Bruno Durieux, qui devait entrer dans le gouvernement Rocard de 1988 à la faveur de l’ouverture au centre.]. Dix mois après l’élection de François Mitterrand, c’en était fini du socialisme à la française.[access capability= »lire_inedits »]

Pourquoi la NEP de 1982 a pu réussir

Si on se donne la peine de confronter les données essentielles, il n’y a rien de commun entre le contexte de l’économie française de 1982 et celui de 2014. La dette publique, recalculée à la demande présidentielle, plafonnait à 21 % du PIB en mai 1981, elle atteint 100 % – et seulement si on ne compte pas les engagements de la France dans le mécanisme de stabilité financière installé au terme de la crise de la zone euro (soit 7 points de PIB). Un déficit commercial chronique s’est installé puis aggravé depuis 2004, tandis que celui de 1982 résultait pour l’essentiel de la relance solitaire de l’économie par le nouveau pouvoir socialiste. Il y avait deux fois moins de chômeurs de catégorie A. La France était encore une puissance industrielle diversifiée.

Il suffisait donc de prendre les mesures d’ajustement requises par le dérèglement conjoncturel. Dès le printemps 1982, les recrutements de fonctionnaires nationaux étaient arrêtés, le projet de réduction de la durée du travail hebdomadaire à trente-cinq heures était gelé sur le barreau des trente-neuf heures. Une deuxième dévaluation était opérée, dans le sillage de la première, intervenue en septembre 1981. Un gel des salaires était décrété pour casser la spirale inflationniste. Un mécanisme de liaison entre les impôts locaux fut installé pour protéger les entreprises contre les débordements fiscaux des collectivités territoriales.

La « révolution » économique ne sera toutefois accomplie qu’au printemps 1983, avec une troisième et dernière dévaluation pour solde de tout compte[2. Le franc n’a plus été dévalué jusqu’en 1999, date de l’introduction de l’euro.], une augmentation des impôts et un emprunt forcé auprès des classes moyennes et riches. Simultanément, les grands groupes industriels, nationalisés coûteusement en 1982, étaient redressés au prix d’une injection d’argent public et de licenciements à grande échelle.

On a pu dire que si la France avait gagné la bataille économique, elle avait du même coup perdu la guerre monétaire au bénéfice de l’Allemagne, puisque, depuis lors, les gouvernements successifs se sont interdit de réajuster la parité de la monnaie vis-à-vis de celle de notre premier partenaire commercial[3. Jean-Michel Quatrepoint, « Comment la France a perdu la guerre monétaire », Le Débat n°174, avril-mai 2013.]. Ajoutons, pour notre compte, que le gel de la parité s’est accompagné d’un gel de la réflexion économique dans notre classe politique : aucun des aspirants au pouvoir à droite, à gauche ou au centre, ne se livre plus à un exercice critique des choix décidés sous l’égide de François Mitterrand et Jacques Delors. Nous vivons depuis trente ans une ère de glaciation de l’intelligence économique dans le débat public.

S’agissant des relations entre le patronat d’Yvon Gattaz – le CNPF – et le gouvernement Mauroy, il importe de rappeler qu’ils avaient décidé de créer des commissions paritaires d’experts chargées d’évaluer l’importance et la légitimité des charges fiscales et sociales supportées par les entreprises. Si ces commissions ne réussirent pas à faire concorder les points de vue respectifs, elles permirent leur rapprochement, tout en créant un climat de dialogue et d’entente entre le secteur privé et l’État. Tout à l’opposé des incriminations réciproques qui marquent les relations actuelles entre le Medef et le gouvernement (à l’exception de l’épisode surréaliste des embrassades entre Valls et Gattaz à l’université d’été du Medef en 2013).

Pourquoi la NEP de 2014 ne peut qu’échouer

En 1982, la France était encore forte dans le monde restreint des puissances développées de l’époque. En 2014, la France est devenue faible dans un monde dominé par de grands empires – américain, chinois, allemand – et travaillé par de multiples contradictions. Elle se débat en outre dans les affres des deux crises successives surgies en Amérique et en Europe. Le monde n’offre plus de certitudes.
La France faible doit de surcroît travailler en restant prise dans les trois nasses représentées par les 35 heures, la monnaie unique et le libre-échange avec la Chine.

La nasse des 35 heures. Ni Jacques Chirac ni Nicolas Sarkozy n’ont voulu sortir du piège à imbéciles tendu par Lionel Jospin et Martine Aubry[4. Piège qui s’est refermé sur son premier auteur, vaincu en 2012 : le rejet des 35 heures par les artisans et les PME a pesé de façon décisive dans la défaite humiliante de Lionel Jospin.]. Et ni le pouvoir hollandais ni ses opposants de droite ne se risquent plus sur le terrain de la sortie des 35 heures, alors que l’Allemagne a opéré, par la réforme Hartz IV, sa propre sortie en 2005. Et si Pierre Gattaz l’évoque en face d’Emmanuel Macron, qui partage son point de vue sur le fond, il se refuse à toute contrepartie, comme celle consistant à garantir la pérennité du CDI.

La nasse de la monnaie unique. Non seulement nous ne pouvons réajuster la parité à l’échelon qui correspondrait à notre capacité – aux alentours de 1,15 dollar pour 1 eurofranc qui viendrait en substitut de l’euro –, mais nous ne pouvons pas mener une politique monétaire adaptée à la conjoncture française. Nous sommes empêchés de créer de la monnaie pour financer les dépenses publiques prioritaires : infrastructures, équipements militaires, universités scientifiques et médicales, R & D publique et privée, maintenance des réseaux ferroviaires, audit des centrales nucléaires.

La nasse du libre-échange avec la Chine et l’Asie émergente. L’Europe interdit de jouer sur les normes techniques qui nous permettraient de filtrer les importations massives en provenance de l’Asie industrielle, comme elle interdit de mettre en œuvre, à ses frontières, les taxes écologiques sanctionnant les pays qui accroissent le plus leurs émissions de CO2.

Sur ces sujets essentiels, le Medef n’a rien à dire. Il nous inflige en conséquence la ritournelle des charges sur les entreprises qui était celle du CNPF, sans prendre la peine de voir à quel point la donne a changé. Il se garde de même de nous dire quelles charges lui paraissent les moins justifiées. Je citerai deux exemples : le 1 % logement, créé au lendemain de la guerre pour financer la construction en faveur des salariés, désormais accaparé par le Trésor public ; le versement transport, propre à la France, qui monte jusqu’à 1,75 %, mais permet aux collectivités de multiplier les ronds-points et les terre-pleins fleuris, avec la complicité du ministère de l’Équipement.

Le Medef atteint à la malhonnêteté lorsqu’il milite pour un allègement de charges sans discrimination, touchant aussi bien les entreprises qui desservent la demande locale que les entreprises engagées dans la concurrence internationale. Il n’y a aucun risque que l’agence bancaire de quartier ou la supérette se délocalisent comme les usines ou les bureaux d’études. Les deux précédents fâcheux constitués par la suppression de la taxe professionnelle et la TVA à taux réduit devraient nous éclairer : les avantages octroyés ont disparu dans les comptes des entreprises bénéficiaires sans contrepartie visible pour la consommation ou pour l’emploi. Suivre Gattaz reviendrait à accepter que, sur 40 milliards d’euros de réductions de charges consenties par la puissance publique, 30 milliards fournissent un profit d’aubaine aux entreprises locales. N’y a-t-il pas mieux à faire ?

Pierre Gattaz ou Pierre Poujade ?

Mais le style hargneux et, pour tout dire, vulgaire, qu’affectionne Pierre Gattaz lui fait rejoindre un autre Pierre. Pierre Poujade avait incarné, dans les années 1950, les difficultés du petit commerce, durement concurrencé par la grande distribution. Mais il fut balayé par la grande prospérité et disparut sans gloire. Pierre Gattaz incarne les difficultés, très différentes, des entreprises françaises aux prises avec le marasme européen, la concurrence mondiale et le poids d’un système public qu’aucun politique ne sait réformer, sinon en paroles. Le premier se trompait de monde et d’époque. Le second aussi. Le président du Medef joue à contre-emploi.»[/access]

*Photo : ROMUALDMEIGNEUX/SIPA. 00702300_000010.

Janvier 2015 #20

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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