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Gastronomie: après la révolution, la restauration !


Gastronomie: après la révolution, la restauration !
Les petits pâtés de gibiers tels qu'ils étaient préparés par Louis XV lui-même, au restaurant Ore d'Alain Ducassé, à Versailles Photo: Thomas Dhellemmes

Une fois éteints les lampions de la cuisine moléculaire, nos grands chefs réinventent deux fondements de l’âge d’or de la gastronomie: produits naturels et sauces élaborées. La France est de retour !


« Tout le monde a pu faire cette expérience : quand on traverse une crise de doute dans la vie, quand tout nous dégoûte, le déjeuner devient une fête. » Cioran

Est-ce que c’était mieux « avant » ?

Bien sûr, il y aura toujours un Michel Serres pour nous démontrer, chiffres à l’appui, que cette question est absurde, pour ne pas dire carrément idiote, et que ceux qui se la posent n’ont pas compris à quel point notre époque était formidable, unique dans l’histoire de l’humanité. Force est pourtant de constater que, hors de toute rationalité, face à la laideur du présent, on ne peut s’empêcher de se la poser, pendant que le train de la vie continue sa course.

Ainsi, tous les matins, me voici fulminant, lorsque, amenant ma fille à l’école, dans le 10e arrondissement de Paris, elle et moi slalomons au milieu des trottoirs jonchés de détritus, de mégots et de pisse, entre les tentes des SDF, les enfants-mendiants des Carpates et les deux roues qui, sans vergogne, nous foncent dessus, comme si les trottoirs (inventés à l’origine sous Henri IV pour protéger les piétons de la boue et des carrosses) leur appartenaient désormais… En voyant le nombre croissant de ces gougnafiers, on se prend à rêver d’un maire de Paris qui rétablirait le pilori en place de Grève.

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J’ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne me souviens pas que Paris fût aussi sordide quand je prenais moi-même le chemin de l’école, dans les années 1970 et 1980. On peut se faire une idée assez précise de ce qu’était notre capitale, il y a quarante ans, en regardant les films de Claude Sautet, Claude Lelouch, Claude Pinoteau, Yves Robert, et même Louis Malle, dont le Zazie dans le métro (1960) fut tourné entre la gare de l’Est et le passage du Grand-Cerf. En voyant ces films, dans les années qui suivirent leur sortie, on se disait : « Oui, c’est bien Paris. » ; mais quand on les revoit aujourd’hui, on se dit : « Incroyable, c’était donc cela, Paris ? » Tout un peuple, un mode de vie, un accent, une élocution, des odeurs, des journaux, des bagnoles de marque française, des flics portant le képi, des bistrots, des nuages de fumée de cigarette, des bouteilles de vin à gogo (c’était avant la loi Évin !), des filles en minijupe, des bourgeoises en manteau de fourrure, des ouvriers portant la casquette, des billets de banque avec Voltaire et Pascal dessus (au lieu des fenêtres et des ponts censés symboliser l’Europe…). Barbès avait du cachet et les Champs-Élysées n’étaient pas mouchetés de chewing-gum. Il y avait une vraie mixité sociale. Les immeubles n’étaient pas encore transformés en forteresses, mais gardés par des concierges qui récupéraient votre courrier et venaient arroser vos plantes quand vous partiez en vacances… Pour les amoureux de Paris, donc, oui, incontestablement, « c’était mieux avant » !

Et si regarder dans le rétroviseur n’était pas seulement un signe de gâtisme avancé ? Si la connaissance du passé nous aidait à agir ? Si la transmission de la culture servait à embellir le monde présent ?

Prenons par exemple le cas de la cuisine. Plus que tout, elle est un condensé de fantasmes, car avant de manger des aliments, on mange des idées, un imaginaire, des symboles (sinon, on se contenterait de manger des pilules, comme dans Soleil vert).

Depuis la fameuse purée de pommes de terre au beurre, ressuscitée par Joël Robuchon en 1981 dans son restaurant le Jamin, à Paris, il n’est plus question que de « pain d’antan », de « camembert moulé à la louche » et de « légumes oubliés » (parfois, on se demande si on n’avait pas eu raison de les oublier, mais c’est un autre débat !). Dans la foulée, tous nos grands cuisiniers, tel Harry Potter, se sont rués sur le quai 9 3/4 et jetés dans le train qui mène à un monde parallèle, en l’occurrence celui de « l’âge d’or de la cuisine française », non pas pour y trouver refuge, mais pour y puiser un nouvel élan créateur.

La Nature

Résumons. Au cours de ces quarante dernières années, plus le peuple réel se raréfiait et disparaissait, plus la figure mythique du paysan, de la grand-mère qui mitonne son ragoût, du fermier, de l’artisan, du berger, du boulanger, du boucher et du charcutier (ce dernier est en voie de disparition) devenait sacrée. Chez Monoprix ou chez Leclerc, la photo du « petit producteur » orne désormais le moindre sachet d’endives.

Est-ce que c’était mieux « avant » ? S’agissant du goût, personne ne peut répondre à cette question puisqu’on ne sait pas exactement quel goût avaient les produits. Certains ont bel et bien disparu, comme le caviar sauvage et le saumon sauvage. On récoltait plus de 1 000 tonnes de truffes noires il y a un siècle en France, contre moins de 30 tonnes en 2017.

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Tout cela est factuel. Les idées de Jean-Jacques Rousseau se sont mises alors à triompher dans le monde de la gastronomie. La Nature, dans sa pureté originelle, a été corrompue par la civilisation. L’homme lui-même est souillé, intoxiqué, malade. Dans ce contexte, le rôle du cuisinier est devenu quasiment messianique : il apaise, soigne, réconforte et contribue à restaurer cette Nature abîmée. On ne parle plus de recettes, mais « d’harmonie retrouvée » et de « sauvegarde de l’écosystème ». Surtout, ce qui était banal autrefois est devenu luxueux aujourd’hui : le moindre poireau cultivé dans un jardin potager de Normandie labouré au cheval « comme autrefois », sans produits chimiques, est désormais en « légume grand cru », et vendu pas loin de 100 euros dans les restaurants trois étoiles, comme chez Alain Passard, chef visionnaire qui, au moment de la crise de la vache folle, en 2000, sentit le vent tourner et décida le premier d’arrêter la viande au profit d’une cuisine 100 % légumière. De même, le simple bar de ligne, l’humble cabillaud sont devenus des mets rares et coûteux, à condition d’avoir été pêchés la veille au soir, par un « petit bateau » (et non un chalut qui racle les fonds marins en détruisant tout sur son passage) au large des côtes basques, bretonnes ou vendéennes : le discours et l’image vendus sur la carte sont aussi importants que le goût du plat… Oubliés les ors des palaces, ce que l’on veut manger, maintenant, c’est du naturel, du sain, du préservé.

Le Grand Siècle

Diaboliquement rusé, le chef Alain Ducasse est, quant à lui, parvenu à jouer sur les deux tableaux : d’une part, la « naturalité » (c’est son concept) dans son restaurant trois étoiles du Plaza Athénée où l’on se régale de salade d’épeautre et de jus de carotte bio ; d’autre part, le « retour au Grand Siècle », symbole de la grandeur culturelle de la France, dans son nouveau restaurant Ore, situé dans le pavillon Dufour du château de Versailles, qui abritait à l’origine les écuries de Louis XIV et dont les fenêtres donnent sur la cour royale et les toits de la grande chapelle. Le soir, sur réservation uniquement, il est possible (à partir de 500 euros) de privatiser un salon et d’y goûter la cuisine des rois de France, avec serveurs en costumes d’époque, éclairage à la bougie et vaisselle inspirée de la Manufacture royale de Limoges, qui fournissait Louis XVI.

Pour Ducasse, le « repas à la française » en quatre services imaginé sous Louis XIV contient l’ADN de toute la gastronomie française ultérieure : « Le milieu du XVIIe siècle, nous dit-il, marque le début d’une nouvelle ère culinaire axée sur un meilleur respect du goût naturel des aliments (revoilà la Nature, il est malin le bougre !). Un potage au chou doit sentir le chou… Les épices, dont on agrémente généreusement les plats depuis le Moyen Âge, sont délaissées au profit d’assaisonnements plus délicats : on garde le sel, le poivre, les herbes, et on invente le bouquet garni composé d’une barde de lard, de ciboulette, de thym, de deux clous de girofle, de cerfeuil, de persil. Pour préserver les goûts, on soigne aussi les cuissons, on réalise que les asperges sont plus savoureuses croquantes et que les rôtis sont excellents non faisandés, cuits à la broche dans leur jus naturel. »

Pour Ducasse, les plats inventés sous Louis XIV et Louis XV demeurent largement actuels, la preuve, il les sert sans avoir quasiment rien modifié des recettes d’origine retrouvées à Versailles : légumes au naturel, croquettes de grenouille à l’oseille, langoustines au caviar, cèpe farci, turbot à la hollandaise, pâté chaud de gibier, poularde aux écrevisses… Seules les sauces ont été un peu allégées et les portions réduites (car le roi était un ogre). Non seulement les petits pois sont bio et proviennent du potager de Versailles, mais en plus on les mange comme pouvait le faire cette vieille commère de Saint-Simon !

Le summum du kitsch historique ? Les gens adorent et, malgré les prix, Ore affiche complet. « Sous Louis XIV, précise Ducasse, la table du roi était la plus brillante d’Europe. À ceci près que le roi mangeait avec son couteau et ses doigts… » Les clients privilégiés ne pousseront pas la reconstitution historique jusque-là.

Les sauces

Nos lecteurs profanes ne le savent peut-être pas, mais, vingt années durant (de 1990 à 2011), la presse internationale fut obnubilée par la cuisine du chef espagnol Ferran Adrià (dont le restaurant El Bulli, à Rosas, fut sacré meilleur restaurant du monde cinq fois de suite) et de ses disciples (comme l’Anglais Heston Blumenthal et le Danois René Redzepi). Sur fond de règlement de comptes politique entre les États-Unis et la France (après que Chirac et de Villepin eurent tenté de s’opposer à la guerre en Irak en 2003), la presse anglo-saxonne répandit l’idée (encore vivace de nos jours) selon laquelle la cuisine française était définitivement ringarde. Aujourd’hui, plus personne ne parle de « cuisine moléculaire », surtout depuis que le journaliste allemand du Stern, Jörg Zipprick, nous a révélé qu’elle donnait la diarrhée à 50 % des clients.

En conséquence, à quoi assiste-t-on ? Au retour en force des sauces et des plats mijotés ! À Londres, Heston Blumenthal a laissé tomber ses éprouvettes et célèbre ainsi la vieille cuisine anglaise du XVIe siècle, dans le cadre historique du Mandarin Oriental de Hyde Park. En France, le théoricien et l’artisan de ce mouvement est Yannick Alléno, chef doublement triple étoilé (à Paris chez Ledoyen et à Courchevel à l’hôtel du Cheval Blanc). « Après la première guerre du Golfe, en 1991, dit-il, j’ai assisté à la disparition de l’un des trésors de la cuisine française : les sauces. Les palaces français étaient alors gérés par des Anglais. Pour faire des économies, ceux-ci ont supprimé les chefs sauciers. Le soja et le yuzu ont remplacé la sauce gribiche, la béarnaise, la hollandaise, la sauce grand veneur, la béchamel… Il faut relire Escoffier, notre saint patron, qui consacre plus de 70 pages aux seules sauces : c’est la colonne vertébrale de son livre ! »

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Pour Alléno, il n’a jamais été question de revenir à la lettre des recettes lourdes et grasses mijotées pendant des heures et qui vous restaient sur l’estomac ! Comme Jordi Savall et John Eliot Gardiner, qui ont su redonner à la musique de Bach sa flamme sans donner l’impression de jouer avec une perruque sur la tête, il s’est emparé des trésors oubliés de la cuisine française pour en faire quelque chose de plus précis, léger et sensuel, cherchant le goût profond des produits afin d’en exalter la noblesse. « Tiens, goûte ceci », me dit-il en me tendant un verre à vin contenant un élixir jaune aux reflets verts fabuleusement parfumé. « C’est une extraction de céleri-rave cryoconcentrée ! » Au nez, j’en sens la quintessence, un parfum cristallin. La bouche est un peu sucrée, onctueuse, concentrée, avec une finale saline.

« C’est un exemple d’extraction. Je suis parvenu à extraire la vérité d’un produit, qu’il s’agisse d’une tomate, d’une langoustine, d’un champignon ou même d’un saucisson sec… Pour cela, j’ai mis au point une technique qui consiste à cuire à basse température le produit pendant un certain nombre d’heures. Je récupère le jus, je le filtre et je le mets dans une sorbetière. Une fois gelé, ce jus passe dans une centrifugeuse. » Pour Alléno, le problème des sauces anciennes, c’était leur cuisson excessive : en les faisant réduire pendant des heures, on abîmait leurs ingrédients. Avec le froid, on reste dans la pureté du produit naturel.

Pour Guy Savoy, autre star trois étoiles des fourneaux, « on n’a jamais aussi bien cuisiné qu’aujourd’hui ». On veut bien le croire. En écrivant ces lignes, je me rends compte que nos chefs ont su faire pour la cuisine française ce que, manifestement, nos gouvernants, eux, n’ont pas su faire pour la France : ils lui ont permis de se renouveler tout en restant fidèle à son ADN. Où sont donc les Passard, les Ducasse, les Alléno et les Savoy de la politique qui sauront nous faire à nouveau aimer Paris et la France ?

Janvier 2018 - #53

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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