Avez-vous lu Gaston Criel (1913-1990)? Il y a peu de chances et on ne peut pas vous en vouloir. D’abord parce que Gaston Criel fut un poète et qu’on ne lit pas les poètes, même les grands officiels de la République reconnaissante que sont René Char et Francis Ponge, par exemple. On s’interrogera d’ailleurs au passage sur tous ces déclinistes de comptoir qui gémissent sur l’inculture du temps mais n’ont pas de bibliothèque ou, s’ils en ont une, intercalent rarement Amen de Jacques Réda ou Le Cahier de verdure de Jaccottet entre un document sur l’emprise des francs-maçons et un autre sur l’invasion de nos banlieues par des allogènes. La seconde raison pour laquelle il est peu probable que vous ayez entendu parler de Gaston Criel, c’est qu’il appartient à cette histoire littéraire parallèle, presque clandestine où des écrivains sauvages et méconnus se croisent dans les parages des célébrités du temps. Qui se souvient par exemple de François Augiéras, de Louis Calaferte, de Jean-Paul Clébert, de Maurice Raphaël qui sont tout de même un peu plus que des « petits-maîtres »?
Pour Gaston Criel, ces célébrités qui sont toujours à la fois tutélaires et étouffantes s’appelèrent Sartre -la légende raconte que le pape de l’existentialisme avait fixé à un paquet de Gauloises par mois le loyer qu’il demandait au poète désargenté pour la chambre qu’il lui louait rue Bonaparte- mais aussi Prévert et Eluard qui découvrit la poésie de ce Lillois anar aux mille métiers, prisonnier en Allemagne pendant cinq ans comme tant d’autres de sa génération. Ou encore Gide dont Criel fut le secrétaire, en tout bien tout honneur : oui, à cette époque, les grands écrivains avaient des secrétaires, pas des ordinateurs. Ça permettait tout de même des échanges plus riches et aux jeunes rimailleurs de croûter un peu.
Criel va oublier un temps sa colère dans le Saint-Germain-des-Prés des années 50, celui où l’on cessa de dormir, pas le Saint-Germain d’aujourd’hui avec ses vitrines de fringues de luxe et ses oeufs mayo servis trop froids à dix euros. Les caves de jazz ont sans aucun doute imprimé leur rythmique be-bop aux vers de Gaston Criel qui continue sa vie d’errant aux fortunes diverses en Tunisie où il travaille à la radio, aux USA où il suit une riche américaine car rien n’est plus vrai que les clichés dans la vraie vie: les riches américaines aiment les poètes pauvres même si ça finit mal en général. On peut aussi voir en Criel un père putatif et involontaire de la beat generation: errance, lyrisme brutal, critique sociale au lance-flammes, allergie rigoureuse à tous les embrigadements.
Les Editions du Chemin de Fer rééditent à quelques centaines d’exemplaires Popoème. N’hésitez pas : si vous avez envie d’alcool fort et de vous rappeler, si besoin était, que la poésie ne se résume pas à la représentation de belles choses, avec des rimes au bout, qu’on récite devant la maitresse d’une voix balbutiante, c’est l’occasion. Popoème réunit des textes entre 76 et 88 et Criel y parle de son temps. Ça s’ouvre par « Je me hais » une énumération télégraphique aux flashs qui électrocutent et renvoient sans concession à tout ce que la société du spectacle nous a concocté en matière de soumission veule: « Sacrilège! Effacez-moi-ça! Mais non-mais non-pas question- on a besoin d’air neuf -d’écriture blanche-OMO donnez nous des lettres lavées à basse température! Ah oui, mais si c’est pas saignant c’est ramollo- on voudrait de la bave entre les lèvres-du tableau au goût du jour-du sperme rock-de la vulve look qui ne repassera plus-triste nouveauté ancienne à remplacer tous les ans-Remplacer quoi? La connerie qui se lève chaque jour-limonade-menthe à l’eau et vaseline. »
Criel est dans cette violence permanente, scatologique, ironique, précieuse, obscène. Mais il sera toujours moins obscène que l’obscénité du bel aujourd’hui qui se masque dans l’hypocrisie chochotte. Qu’aurait-il dit Criel de notre époque capable à la fois de diffuser un film sur un jeune homme qu’on refuse de laisser mourir dans la dignité et de s’offusquer parce qu’un sculpteur représente le vagin de la reine dans les jardins de Versailles ? Sans doute la même chose que dans Popoème où il mitraille la famille et le féminisme, le racisme et l’antiracisme, la pub envahissante et les grandes postures morales. Il dirait encore, sans doute:
C’est le temps du pognon
c’est le temps des vrais cons
c’est le temps d’oublier
D’oublier que l’on aime
d’oublier les ennuis
et d’oublier soi-même.
Quand on sait que Popoème, qui est un joli petit volume aux pages bleues et à la typo soignée, vaut seulement neuf euros, on se dit que ce n’est pas cher pour ce livre de holster comme il y a des livres de poche. On peut vite le dégainer et partager ce rire « hénaurme » qui console de tout, y compris des modernes Prud’homme qui nous pourrissent la vie:
Ce n’est pas avec des poèmes qu’on luttera contre la dévaluation,
qu’on relèvera Marianne.
Elle t’emmerde Marianne
et tous les Mariannais de la 1ère à la 5e génération.
Popoème, Gaston Criel (Les Editions du Chemin de Fer)
*Photo : Guy Moll.
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