C’est une somme. Et un grand livre. Dans 11-Septembre, une histoire orale (Les Arènes, 2021), Garrett M. Graff retrace, à travers plus de 500 témoignages, la journée d’horreur qui nous a fait basculer dans le xxie siècle.
On sait qu’il est toujours difficile, en histoire, de dater le début d’un siècle. Le xixe commence-t-il en 1789 ou à la chute de Napoléon ? Le xxe commence-t-il en 1914 avec le début de la Grande Guerre, en 1917 avec la révolution russe ou en 1918 avec l’armistice ? Ces choix ne sont pas anodins, ils indiquent un prisme idéologique, comme l’a montré par exemple L’Âge des extrêmes (1995), dans lequel l’historien marxiste Eric Hobsbawm a parlé d’« un court vingtième siècle » allant de 1914 à 1991, date de la fin de l’URSS.
Il y a cependant une date qui semble aujourd’hui évidente pour marquer le début du xxie siècle, c’est le 11 septembre 2001. On célèbre ce mois-ci le 20e anniversaire de cette journée d’horreur sidérante où New York, symbole d’une mondialisation qu’on nous avait présentée comme la fin de l’histoire, a été frappée par l’attentat terroriste le plus spectaculaire. Ainsi, en quelques heures, l’humanité est-elle entrée dans la réalité du choc des civilisations théorisé par Samuel Huntington.
Le 11-Septembre avait surtout été une histoire visuelle jusqu’à présent
Pour raconter cet événement dont on n’a pas fini, vingt ans après, de subir l’onde de choc, Garrett M. Graff, historien et journaliste américain, publie un livre documenté et bouleversant dont l’originalité du point de vue est visible dès le titre : 11-Septembre, une histoire orale. En effet, ce sont les voix des protagonistes, célèbres ou inconnus, qu’il privilégie pour rendre compte de l’événement, heure par heure.
Le projet est d’autant plus novateur que le 11-Septembre a surtout été une histoire visuelle. C’est le premier événement de l’histoire filmé en direct, au moins pour l’effondrement des tours jumelles. Des images iconiques, comme l’avait remarqué en son temps Jean Baudrillard, d’autant plus effroyables qu’elles étaient plastiquement parfaites, infiniment et monstrueusement plus réelles que n’importe quel film catastrophe. Cela a aussi été une histoire écrite, notamment par la commission du 11-Septembre qui a consacré des années de travail et des milliers de pages à rendre compte, de manière exhaustive, des conditions et des circonstances des attentats.
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L’ambition de Garrett M. Graff est ailleurs. Littéralement, il s’agit de rendre la parole, au sens propre, à un peuple tout entier, au moment où il vivait l’événement et parfois en mourait. On rappellera que le mémorial du 11-Septembre donne un décompte de 2 983 victimes : 2 606 au World Trade Center, 125 au Pentagone, 206 dans les trois avions détournés, 40 dans le vol United Airlines 93 où les passagers ont tenté de reprendre courageusement le contrôle de l’appareil, auxquels s’ajoutent les six victimes de l’attentat de 1993 au WTC qui était, huit ans avant, un sinistre avertissement. Garrett M. Graff indique par ailleurs que plus de 3 000 enfants ont perdu un parent le 11-Septembre et que 6 000 personnes ont été blessées, sans compter celles qui ont souffert et souffrent encore de séquelles psychologiques.
15 ans d’écriture
L’auteur a passé quinze ans sur cette Histoire orale. Il a recueilli, lu ou écouté près de 5 000 histoires enregistrées, en a retenu plus de 500. Il signale d’ailleurs un étrange paradoxe sur cette question du témoignage. Le traumatisme a été tel que la plupart des personnes qui ont vécu l’événement ont du mal à écouter celui des autres tant le besoin de raconter le sien est viscéral.
Le livre s’ouvre par le témoignage de l’astronaute Frank Culberton arrivé à bord de la Station spatiale internationale un mois avant et qui, ce jour-là, était le seul Américain à ne pas être sur Terre : « À environ 4 000 miles au-dessus de New York, j’apercevais clairement la ville. Tous les États-Unis baignaient dans un grand ciel bleu et ensoleillé, et la seule activité notable était une large colonne de fumée noire qui s’élevait depuis New York et s’étalait au-dessus de Long Island, puis de l’océan Atlantique. […] Aucun avion ne traversait plus l’espace aérien américain, à l’exception d’un appareil qui quittait un aérodrome du centre des États-Unis. C’était Air Force One, avec le président Bush à son bord. »
La force du livre de Garrett M. Graff réside dans son montage, dirait-on en termes cinématographiques. L’auteur est invisible, n’intervenant que pour quelques paragraphes de liaisons entre les différents moments qui s’enchaînent : New York à 8 heures du matin, le premier avion, le deuxième, l’évacuation des tours jumelles, la décision de faire atterrir tous les avions en vol, les corps qui se jettent dans le vide, les deux effondrements, l’attaque du Pentagone, le nuage de fumée et de gravats, les premières recherches… Peu à peu, le lecteur est pris dans le rythme hypnotique et haché de la catastrophe. Les témoignages savamment découpés dépassent rarement quelques lignes et la multiplicité des points de vue sur la même situation accentue l’anxiété et la confusion ressenties alors.
Un pur chef d’œuvre
Il y a surtout, tout au long de cette tragédie, cette confrontation avec l’indicible, l’impensable, parfaitement illustrée quand Garrett M. Graff fait se succéder, par exemple lors du premier effondrement, des témoins qui cherchent en vain une comparaison. Un chirurgien, Gregory Fried déclare : « Impossible de trouver une analogie valable » ; Bill Spade, un pompier, essaie pourtant : « Comme six ou huit rames de métro qui débarquent en même temps en faisant crisser leurs freins. » Pour un urgentiste, c’est « comme mille trains qui déraillent à pleine vitesse ». Pour d’autres, c’est comme un lustre qui s’écrase, une mitrailleuse, 30 000 avions qui décollent, une avalanche…
On va d’une salle d’école où des profs essaient de rassurer des élèves au bunker de la Maison-Blanche avec Dick Cheney, en passant par les bateaux qui évacuent les gens piégés dans South Manhattan ou l’intérieur d’Air Force One que le porte-parole adjoint de la Maison-Blanche, présent à bord, définit en ce moment précis comme « l’endroit à la fois le plus sûr et le plus dangereux du monde ».
Ce qui apparaît progressivement au lecteur, au long de ces 500 pages serrées, c’est qu’il n’a pas seulement affaire à un document unique et poignant mais aussi, et cela peut-être à l’insu même de son initiateur Garrett M. Graff, à un livre qui appartient de plein droit à la littérature, comme si une forme nouvelle avait été trouvée ici : celle d’un roman vrai, qui englobe à travers des centaines de perceptions purement subjectives et éclatées la totalité du réel.
Autant dire qu’au-delà d’un intérêt historique de premier plan, 11-Septembre, une histoire orale est un pur chef-d’œuvre.