Chercheur au CERI-Sciences Po ainsi qu’au CNRS, Roland Marchal axe ses recherches sur l’économie et les conflits dans l’Afrique sub-saharienne. Une semaine après la tuerie de Garissa, il décortique les identités multiples du groupe islamiste Harakat-ach-Chebab-al-Moujahidine (Mouvement de la Jeunesse des combattants) qui sévit en Somalie et au Kenya. Car, tout affiliée à Al-Qaïda qu’elle est, cette phalange combattante joue sur plusieurs registres – nationaliste, social, clanique. Une telle complexité ne simplifie pas la lutte antiterroriste dans la corne de l’Afrique…
Daoud Boughezala : Le 2 avril, l’organisation des « chebabs » somaliens a assassiné 148 étudiants chrétiens à l’université de Garissa, au Kenya. Quelles sont les origines de ce groupe djihadiste ?
Roland Marchal : L’organisation chebab est née, sans doute vers 2004/2005, de la conjonction de trois groupes distincts: des disciples d’Al-Qaïda qui sont allés se former en Afghanistan, des salafistes armés radicaux qui les ont rejoints car ils défendaient alors les mêmes thèses; enfin un groupe nombreux d’islamistes somaliens qui voulaient former une milice trans-clanique qui serait capable de ne pas se diviser sur des questions tribales.
Dans un article[1. « Gagner toutes les batailles et perdre la guerre ? La lutte contre Al-Shabab en Somalie », Diplomatie, mars-avril 2015.] qu’a publié la revue Diplomatie, vous expliquez que les Chebabs ont militairement perdu la bataille en Somalie contre une coalition menée par le Kenya et l’Ethiopie mais conservent une forte capacité de nuisance. Comment expliquez-vous leur étonnante capacité de résilience ?
Les Chebabs ont été affaiblis par les forces internationales mais demeurent capables de frapper dans toutes les grandes villes somaliennes, surtout dans le sud du pays, et de façon plus épisodique au Kenya. Leur résilience s’explique par plusieurs facteurs : l’absence de solution claire en Somalie même, la défiance de certaines franges minoritaires de la population vis-à-vis des 22 000 soldats étrangers, la capacité des Chebabs à jouer un rôle dans la politique locale, d’apporter de l’ordre et une loi dans des lieux dangereux, de régler des problèmes auxquels personne ne s’intéresse. À plusieurs reprises, le groupe a su jouer sur la fibre nationaliste. En 2007, l’hostilité extrême à l’intervention armée éthiopienne a permis à Chebab de se réinventer et surtout de pallier les nombreuses pertes subies. Plus tard en 2009, la lutte contre un pouvoir somalien mis en place avec l’assentiment américain et régional l’a remis en selle. Entre temps, Chebab a eu l’expérience du pouvoir, a noué des relations avec certains secteurs de la population, bref est une organisation terroriste mais aussi un mouvement armé, une réponse sociale à l’interventionnisme international (fût-il de bonne volonté).
Autrement dit, les Chebabs ne se réduisent pas à leur dimension islamiste. Outre l’allégeance à la nébuleuse djihadiste et la vieille corde nationaliste, mobilisent-ils d’autres ressorts locaux pour attirer l’adhésion des populations locales ?
Il faut en effet aller au-delà de la simple mention de l’affiliation à Al-Qaïda pour comprendre la fonction que les Chebabs jouent dans la situation actuelle malgré un bilan très négatif pour une majorité de Somaliens. Chebab bénéficie d’une infrastructure mise en place entre 2007 et 2009 et ses membres apparaissent à beaucoup comme les empêcheurs de tourner en rond. On les soutient souvent tactiquement plus que stratégiquement mais ils sont une véritable organisation et construisent des biens publics, ce qui nuance leur aspect terroriste aux yeux de certains Somaliens. Pour leurs recrues kenyanes, Chebab offre la possibilité d’une formation militaire et la possibilité de frapper le régime de Nairobi perçu comme fondamentalement chrétien et anti-musulman. Il faut bien admettre que la réaction souvent brutale et sans discernement de la police kenyane alimente également le recrutement de Chebab.
À terme, si ce mouvement terroriste gagne en popularité, doit-on craindre l’édification d’un « Etat islamique » dans la corne de l’Afrique ?
Chebab a fait allégeance à Al-Qaïda. Changer de parrain pour aller avec Daech pose donc quelques problèmes dogmatiques. Chebab n’a pas la possibilité de gagner la guerre actuelle, mais cela ne signifie pas forcément sa défaite. L’Ethiopie lui fait face avec succès car c’est un état autoritaire et policier. Or, le Kenya est plus ouvert, et évidemment la première victime des événements actuels va être la démocratie et le débat pluraliste. Déjà, les médias kenyans font souvent preuve d’autocensure dès que les questions de sécurité nationale sont discutées, cela va empirer à un moment où il faudrait au contraire par le débat public rendre confiance à ceux qui mettent en doute l’intérêt des élites gouvernantes à s’intéresser au peuple au lieu de se remplir les poches.
Il y a quelques mois, les Chebabs ont menacé la France en citant plusieurs centres commerciaux comme cibles potentielles d’attaques terroristes. Pourquoi menacent-ils un pays aussi lointain que le nôtre ?
La crédibilité de Chebab ne se joue pas seulement sur le terrain militaire. En prenant à parti la France, ils mettent en exergue le rôle joué par les services de renseignement français (parmi d’autres) pour identifier le lieu où résidait leur précédent leader, Ahemd Aw Godane, tué par un drone américain le 1er septembre 2013. Ensuite, vient la question du voile (enfin, ce qu’ils en ont compris) et évidemment les caricatures de Charlie Hebdo. En menaçant la France, Chebab fait aussi la preuve qu’il est arrimé au mouvement djihadiste international, et pas seulement une organisation aux ambitions nationales.
*Image : wikicommons.
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