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Le passé trouble d’un héros national arménien

Seconde guerre mondiale, une mémoire caucasienne


Le passé trouble d’un héros national arménien
Garegin Nzdeh (1886-1955) Photo: D.R

Militant de la cause nationale arménienne, Garegin Nzdeh s’est engagé entre les deux guerres mondiales sur une pente glissante qui l’a amené à une collaboration avec l’Allemagne nazie. Ce qui ne l’empêche pas d’être un héros célébré dans l’Arménie contemporaines.


Depuis un certain temps, la mémoire de la seconde Guerre mondiale intègre la chute de l’URSS et la fin de la guerre froide. L’expression la plus visible de cette modification est l’intégration du 9 mai, date retenue par Staline, pour célébrer la victoire, dans le cycle commémoratif de la guerre, dont le pivot est le 8 mai, jour de la signature de la capitulation.  Ainsi, avant que la crise ukrainienne et la guerre en Syrie ne jettent un froid, Vladimir Poutine était invité pour les évènements commémorant le débarquement des alliés occidentaux en Normandie. Dans l’autre sens, des chefs d’Etat occidentaux furent invités à assister au défilé du 9 mai sur la Place rouge.  Et si le monde n’était pas en pleine crise sanitaire, on aurait vu, le 9 mai, cette année, Emmanuel Macron, à Moscou, contemplant du haut de la tribune d’honneur avec son hôte, ces citoyens russes défilant avec les photos de leurs parents tombés au champ d’honneur entre 1941 et 1945. 

Le fait que la ville de Nakhchivan soit coupée de l’Azerbaidjan est l’une des conséquences de ses actions…

La célébration de la fin de la seconde Guerre mondiale et la victoire des Alliés sur l’hitlérisme, le nazisme et le fascisme, apporte chaque année son lot d’ouvrages commémoratifs mais aussi de controverses et de polémiques dans le monde des historiens. Malgré les 75 ans qui se sont écoulés depuis la fin du conflit meurtrier et les milliers d’études sur cette période de guerre calamiteuse, des tensions historiques subsistent encore. Et cette année, il s’agit de la polémique autour de la personnalité de Garegin Nzdeh et sa place dans la mémoire complexe et mouvante de la seconde Guerre mondiale.

Garegin Nzdeh est l’un des pères fondateurs de l’Arménie contemporaine et un personnage historique controversé dans son propre pays. Sa mémoire est devenue un enjeu politique avec l’érection en 2016 d’une statue monumentale à son effigie, à Erevan la capitale de l’Arménie. Politique mémorielle que l’opposition a vu d’un mauvais œil. Cette opposition espère que le premier ministre Nikol Pachinian, libéral et successeur de Serge Sarkissian, gardien du temple de la mémoire nationale, interviendra en sa faveur. Mais il a sûrement d’autres «  chats à fouetter », d’autant plus que Nzdeh reste populaire en Arménie. 

Nzdeh, à la fois philosophe, homme politique activiste, est né sous le nom de Garegin Ter-Harutyunyan à Nakhchivan, aujourd’hui enclave azerbaidjanaise sans continuité territoriale avec la République d’Azerbaïdjan, depuis le cessez-le-feu de 1994 qui a mis une fin temporaire à la guerre entre les deux pays. Et le fait que Nakhchivan soit coupé de l’Azerbaidjan est l’une des conséquences de ses actions. Nakhchivan étant par ailleurs le berceau de la famille Aliyev (Haydar Aliyev président de la République d’Azerbaïdjan de 1993 à 2003 et son fils Ilham, actuel président depuis la mort de son père en 2003).

Au service de la cause nationale arménienne et un ennemi irréductible de l’Empire ottoman et de la Turquie son héritière, le jeune Nzdeh a très tôt fait sien l’adage « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». On le voit donc acteur énergique pendant la première Guerre mondiale, une occasion géostratégique pour libérer l’Arménie de la domination turque. En tant que l’un des chefs des unités arméniennes de l’armée russe sur le front turc (celles mêmes qui servaient aux Turcs de prétexte pour les massacres de 1915) il s’est distingué au combat comme un tacticien et meneur d’hommes hors du commun. Après le retrait de l’armée du Caucase suite à la Révolution d’octobre 1917, Nzdeh a joué un rôle clé dans la défense de la République arménienne fondée fin mai 1918, presqu’au même moment que la Géorgie et l’Azerbaïdjan. Devenu chef du front sud, c’est lui qui a permis à l’Arménie de tenir Zangezur, la région qui sépare Nakhchivan du Haut Karabagh et de l’Azerbaïdjan. Cette région fut au cœur de la République arménienne de la Montagne qui, après la chute d’Erevan, a tenu presqu’un an de plus face à l’Armée rouge. 

Après la chute de ce dernier bastion, Nzdeh s’est réfugié en Bulgarie d’où il a organisé une action politique arménienne, d’abord dans les Balkans et ensuite aux Etats-Unis. 

C’est justement à Boston que sa pensée politique et philosophique s’est cristallisée pour fonder une véritable idéologie. Pendant les années 1920 et 1930, il s’est fait connaître par ses idées nationalistes s’appuyant sur une vision raciale de “l’essence biologique et spirituelle de la Grande nation arménienne”. Cette dimension a été complétée par des notions, très dans l’air du temps, à l’époque, d’une “alliance spirituelle de tous les arméniens, pour défendre les racines arméniennes”. Il prône un culte des valeurs arméniennes, un culte de la patrie poussé à son extrême dimension, un culte de la terre arménienne et des ancêtres, allant même jusqu’à définir un culte du sang, en parlant de la pureté du sang arménien. Sa pensée se trouve synthétisée dans le « Tseghakronisme », un terme signifiant aussi bien religion de la tribu, de la nation, de la race. Ses idées ne restrent pas lettre morte car elles inspirent un mouvement de jeunesse qu’il crée en 1933 aux Etats-Unis, mouvement  devenu l’Armenian Youth Federation.

Prêt à toutes les alliances pour l’indépendance de l’Arménie, sa vision très particulière du peuple arménien lui a permis d’opérer un rapprochement avec l’Allemagne – et il n’a pas été seul à l’époque à le faire, Henri Ford, Edouard VIII et Charles Lindberg l’ont fait aussi -. En 1934 Rosenberg dirigeant nazi et théoricien du national-socialisme crée un comité chargé d’étudier l’anthropologie et l’histoire des arméniens. Ce comité conclut qu’une même race existe en Allemagne et en Arménie. Quand l’Allemagne attaque l’URSS en juin 1941, Nzdeh croit que, comme en 1914 et 1917, l’histoire et le destin l’appellent de nouveau au chevet de sa nation. L’ennemi de l’URSS devient alors son ami. 

En 1942 un comité national arménien est créé, chargé de représenter les arméniens d’Europe sous la houlette du gouvernement allemand. Nzdeh est membre de ce comité restreint. Il devient rédacteur en chef adjoint du journal “Arménie indépendante”. Avec l’espoir que la victoire du Reich sur l’Union soviétique, permettra la réalisation de la Grande Arménie.

En 1942 la légion arménienne de la Wehrmacht est créée avec pour base un recrutement des prisonniers de guerre soviétiques d’origine arménienne. On retrouve ces combattants dans le Caucase, sur le front ouest de l’URSS, en Crimée et même en France. L’opposition arménienne à cet alignement sur le IIIème Reich est éliminée.

En 1944 se rendant compte que les dés étaient jetés et qu’ils étaient perdants, Nzdeh, dans un ultime revirement, essaie de proposer à Staline une action de ses troupes contre la Turquie musulmane. Invité par les soviétiques pour en parler, il sera arrêté et condamné à 25 ans d’incarcération, pour crimes de guerre, dans la prison de Vladimir, où il mourra en 1955 à l’âge de 69 ans.

Les archives du Renseignement allemand témoignent de la collaboration de Nzdeh avec l’armée allemande, avec l’espoir de la reconnaissance d’une véritable nation arménienne.

Les soviétiques par les voix du ministre Kruglov et d’historiens qui ont étudié les archives de cette époque, parlent d’”intelligence militaire et économique avec le IIIème Reich” et de “vols de biens des victimes de l’Holocauste”. 

Ainsi, Nzdeh, animé par l’ambition de créer une Grande Arménie s’est engagé dans une stratégie politique qui s’avère avec le temps être une pente glissante. Dans le contexte des extraordinaires bouleversements politiques du deuxième quart du 20ème siècle, le militant de l’independence arménienne, farouchement antiturc, a ainsi, à un moment, pu dépasser la ligne de l’infranchissable. Comme certains collaborateurs français, il n’a pas compris que certains ennemis de nos ennemis ne peuvent pas devenir nos amis.



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