L’autre jour, à l’Université, arrivé simultanément devant la même porte qu’une jeune collègue, je me suis effacé devant elle en faisant une aimable plaisanterie (du moins le croyais-je) sur le conflit de normes de civilité, entre position hiérarchique (qui me permet de passer devant elle) et galanterie (qui implique que je la laisse passer).
Aïe. Elle m’a répondu sèchement qu’en résumé la galanterie était une « forme de sexisme ». J’en suis resté un peu stupéfait et, pour le coup, sans voix. Voilà tant d’années que je m’efface devant les femmes qui m’accompagnent ou qui croisent mon chemin, sauf, comme on me l’a appris, pour entrer dans un café, ou pour monter un escalier par exemple. Il faut dire que la plupart du temps cela est vécu comme de la politesse ordinaire, ou parfois, selon le contexte, comme une simple marque d’attention. Mais là, de plus en plus, dans le contexte d’une cancel culture de plus en plus envahissante, je vois bien que ce geste de civilité tranquille est mal interprété, voir considéré comme le début d’une sorte de harcèlement.
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J’avoue que tout cela m’a perturbé dans un premier temps. Ai-je fait fausse route pendant tout ce temps ? Et si tout ce que l’on m’avait appris n’était que le masque poli d’un mépris pour l’autre sexe, l’exercice d’une domination dissimulée ? Derrière mes apparences policées ne serais-je pas un harceleur policé, un prédateur qui s’ignore ? Et mes partenaires qui apprécient ce geste, des femmes ignoblement soumises, traîtresses à leur genre et tout droit sorties d’Histoire d’O ? J’ai emprunté deux chemins pour tenter de répondre à ces questions et calmer un peu mes angoisses.
Galanterie et pacification des mœurs
D’abord en faisant retour sur les normes de politesse entre les sexes qu’on appelle la « galanterie ». Ce terme, qui est devenu un gros mot pour certains, sert en fait à désigner historiquement (à l’époque de la Renaissance, période où la civilité moderne se met en place) les nouveaux rapports entre hommes et femmes d’une société qui se veut plus civilisée. Le Moyen âge qui précède est un moment où ces rapports sont d’une grande brutalité, l’homme se comportant, de façon légitime socialement, comme un prédateur sexuel, et la femme ne pouvant compter que sur la protection armée de sa famille. Le poids des hiérarchies sociales est tel que par exemple l’agression sexuelle commis par un maître sur une servante n’est pas véritablement considéré comme un viol ni même une violence. Ce que la galanterie reflète et instaure progressivement, c’est une pacification des relations entre les sexes. La grande nouveauté est que l’on demande à la femme si elle est d’accord… On s’expose enfin à son refus. La politesse se substitue à la violence. S’effacer devant une femme pour entrer dans un bâtiment, c’est lui reconnaître un statut privilégié et lui signifier son caractère précieux. Le rustre prend sans demander et passe devant, l’homme moderne, emprunt de civilité, demande et s’efface. Le tout culminera à la cour du Roi, où, si l’on en croit Laclos ou Casanova, le grand chroniqueur de son époque, les femmes mènent autant que les hommes le bal amoureux.
On pourrait soutenir, même si la thèse est un peu audacieuse, que le désir (désirer l’autre sexuellement dans une démarche d’empathie fantasmée), catégorie émergente à cette époque et qui se substitue à la pulsion, est peut-être né dans le giron de la galanterie et de ces nouveaux rapports plus symétriques entre hommes et femmes. Avec ce petit rappel historique, me voilà un peu rassuré, ma politesse est peut-être l’antithèse d’une violence. Elle porte un projet de société, plus pacifiée.
Harcèlement et défaite de la politesse
Mais du coup s’ouvre un deuxième chemin pour la réflexion. Je résume l’idée : et si, justement, l’effacement et la délégitimation de la galanterie étaient en partie responsables de l’éclosion actuelle du harcèlement sexuel ? La piste vaut la peine d’être suivie… Tous ces personnages publics qu’on désigne du doigt actuellement ont eu des comportements très en rupture avec les formes de politesses classiques, qui impliquent justement, comme toutes les autres formes de civilité, une distance entre les êtres. C’est de ne pas avoir été galants et de s’être comportés comme des brutes (même s’ils y ont mis les formes, et encore, pas toujours) qui les a conduits là. La galanterie aurait protégé leurs victimes. C’est sa défaite qui a conduit à leur brutalisation. Sans compter la présence sur notre sol de nombreuses cultures, peu enclines à s’effacer, où la galanterie relève encore d’un futur improbable. À suivre…
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Je ne défends pas ici les bonnes vieilles traditions. Les manifestations du respect mutuel peuvent bien évoluer et ne passeront pas toujours par le fait de tenir la porte en s’effaçant aimablement. Mais les formes actuelles prises par le harcèlement sexuel montrent que les normes de la galanterie n’ont été remplacées par rien de tangible, et que l’individu moderne est laissé à lui-même, dans ce domaine comme dans d’autres. Tout redevient permis.
Je maintiens
En attente de nouvelles normes stables de respect mutuel entre les hommes et les femmes qui soient satisfaisantes, et sans doute pour le temps qui me reste à vivre, je choisis donc, malgré la remarque acerbe de ma jeune collègue (que je ne désespère pas de convaincre et à qui je dédie ce court billet) de continuer à être galant, contre vents et marées.
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