On croyait tout connaître de Serge Gainsbourg, dont on célèbrera l’année prochaine les vingt ans de la disparition. On pensait avoir déjà visité tous les recoins de son labyrinthe biographique et créatif, on s’estimait parfaitement familier des moindres détails de sa vie… On se trompait sur presque toute la ligne. Il manquait quelque chose, à ceux qui n’ont pas connu personnellement le chanteur, pour finir de l’approcher par le cœur et par l’esprit. En l’occurrence, le livre touchant de Constance Meyer.
Carrière perdue d’artiste peintre
Plusieurs événements gainsbouriens notables ont jalonné l’année : le premier a été le film Gainsbourg vie héroïque de Johan Sfar, qui a mis au jour – sur le mode du conte onirico-philosophique – les méandres psychologiques complexes du chanteur, pris en tenaille entre un éternel regret pour une carrière perdue d’artiste peintre, un vague mépris pour la chanson (considéré comme un « art mineur »), une violente détestation de sa « gueule », etc. Un joli portrait « rêvé », qui mettait sciemment de côté le Gainsbourg de « tous les jours », celui de la vie privée, et qui ne faisait qu’effleurer les dernières années de la vie du chanteur. Le second événement a été une réédition de la biographie « définitive » de Gilles Verlant, qui permet de saisir l’auteur de la Javanaise à travers un grand nombre de témoignages passionnants. Le troisième événement a été la publication de deux récits autobiographiques de femmes discrètes qui ont traversé la vie de Gainsbourg sans être connues du grand public. Sa première femme, Elisabeth Lévitzky (Lise et Lulu, First), que le chanteur a rencontré dans les années 1940 alors que son projet était encore d’être un artiste peintre ; et la jeune Constance Meyer (La jeune-fille et Gainsbourg, l’Archipel) qui a accompagné le poète dans les dernières années de sa vie.
L’intrépide pisseuse
Si le livre de Lévitzky (co-écrit avec Bertrand Dicale) est riche d’enseignements sur la préhistoire de l’artiste, le témoignage de Constance Meyer, La jeune fille et Gainsbourg, est autrement plus intéressant en ce qu’il apporte un éclairage sur les dernières années de la vie de l’artiste ; période durant laquelle un envahissant « Gainsbarre » médiatique cherchait volontairement à brouiller les pistes.
Constance Meyer rencontre Gainsbourg au milieu des années 80, alors qu’elle n’a que 16 ans. Aujourd’hui la jeune-femme a la quarantaine, et fait profession de réaliser des « patchworks » photographiques. On aimerait beaucoup reprendre à notre compte cette notion de « patchwork », car son témoignage se présente comme une accumulation saisissante – et touchante – de parcellaires « choses vues » qui démontre que l’anecdote mène parfois, très légitimement, au fragment biographique. Traversant Paris juchée sur son cyclomoteur Ciao, l’intrépide « pisseuse » glisse sous la porte de l’hôtel particulier de Serge, rue de Verneuil, une lettre de fan énamourée comportant un numéro de téléphone. Gainsbourg appelle la lolita. S’en suit une histoire d’amour singulière, qui va courir de 1986 à la mort du chanteur.
La jeune fille et Gainsbourg livre un témoignage émouvant sur le vrai Gainsbourg. Celui qui, au sommet de sa gloire, était encore un incorrigible timide avec les femmes. Celui qui surjouait le goujat alcoolique dans les médias, et réservait à ses intimes le visage d’un homme subtile et raffiné. Ce témoignage nous permet aussi de voir l’artiste au travail, composant la musique percutante de Tenue de soirée pour Blier fils, ou concevant son propre long-métrage Stan the Flasher, puissamment inspiré par son rapport aux jeunes filles
.
Constance Meyer, à travers des chapitres courts et une vraie économie d’écriture, réussit également à nous communiquer sa nostalgie des années 1980 ; un passé joyeux sans téléphones portables ; un temps poétique où l’on s’envoyait des télégrammes amoureux ; une époque où le monde de la musique – pas tout à fait entré dans l’ère mortifère du CD – savait encore ce que veut dire « chanson française »…
Et ce, notamment, grâce à l’élégance de l’univers Gainsbourg.
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