Maxime Dalle. 81 ans ! Comment Gabriel Matzneff peut-il avoir 81 ans ! Vous qui avez l’image d’un écrivain à la jeunesse éternelle, vous vous stupéfiez de ce bel âge…
Gabriel Matzneff. Le bon Dieu ne nous a laissé que deux voies à choisir. Soit mourir jeunes comme Lermontov et Byron, soit vieillir tels Goethe et Tolstoï. S’il y existait une troisième voix, on le saurait. Dans le Satiricon de Pétrone, la sibylle de Cumes demande à Apollon l’immortalité mais oublie de lui réclamer simultanément l’éternelle jeunesse. Elle ne peut pas mourir, survit toute recroquevillée, décrépie, et pleure.
Une âme sensible est conduite à se retourner un jour ou l’autre sur son passé. Le Fugit irreparabile tempus virgilien, la conscience de l’irrémissible fuite du temps, un écrivain qui tient son journal intime depuis l’âge de seize ans dispose pour cela de points de repère particulièrement précis.
Vous êtes un écrivain qui a le sens des titres. Pour ce nouveau tome de Journal intime, un choix assez exotique, La Jeune Moabite, en référence à Victor Hugo.
Oui, c’était le cas de Malraux et Sagan, par exemple. Je suis un de ces animaux rares. La jeune Moabite est l’adolescente qui se couche aux pieds du vieux Booz dans le poème d’Hugo. C’est un des plus sublimes poèmes de la langue française. Un soir, à Paris, je lus ces vers à une jeune hypokhâgneuse rencontrée quelques mois plus tôt à Strasbourg. Et, comme elle était de soixante ans ma cadette, quand nous devînmes amants, ce titre s’imposa à moi.
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Dans mon précédent tome de Journal, Mais la musique soudain s’est tue, la tonalité était plus mélancolique. Le temps du Gabriel pétant le feu était révolu. Il y a eu la découverte de mon cancer en 2012. Et puis, grâce à cette jeune fille, à ce nouvel amour, j’ai retrouvé foi en mon destin, repris confiance en mon genius, en mon ange gardien. De nouveaux jours joyeux s’ouvraient devant moi. Cela montre qu’il ne faut jamais céder au désespoir car la vie peut nous réserver de belles surprises !
Dans La jeune Moabite, on vous sent allègre, heureux de vivre, alternant l’écriture de vos livres, les cures diététiques en Italie et une vie où vous jouissez avec insouciance de l’instant présent. Un style de vie qui fascine.
Je pense que mes livres font aimer la vie. J’ai reçu il y a quelques jours la lettre d’une lectrice de dix-sept ans qui m’écrit ceci : « Vos livres me touchent particulièrement. Vous êtes un cri parmi les pierres. Vous libérez quelque chose d’enfoui en moi et c’est tout agréable comme sensation. » Mes livres stimulent et libèrent. J’ai une petite troupe de lectrices et de lecteurs qui ne cesse de se renouveler. Je suis tranquille parce que je suis convaincu que les livres ont un destin. Pour cela, je suis déterministe, disciple des stoïciens. Je crois qu’un livre finit toujours, tôt ou tard, par rencontrer les lectrices et les lecteurs auxquels il est destiné.
Votre journal intime, c’est, dites-vous, « la vie à bout portant »…
J’ai commencé, comme je vous l’ai dit, à tenir mon journal à l’âge de seize ans. C’était une époque où, comme beaucoup d’adolescents, j’étais écorché vif, révolté. Ce journal fut tout de suite celui de ma vie intime, l’instant fugace saisi au vol. Le contraire du journal d’un homme de lettres. Je n’ai jamais écrit une page de mes carnets noirs assis à mon bureau. Je prends des notes dans la rue, à l’arrêt d’un autobus, à la table d’un restaurant, dans un train ou un avion, n’importe où, dès que surgit une pensée, un fait, une scène, un mot que je veux noter, fixer, car ce que je ne note pas immédiatement est perdu. Mon journal intime est le vivier où je puise la matière de mes romans, de mes essais, de mes poèmes.
J’y relate ma vie amoureuse avec impudeur, mais ce qui importe, c’est moins mes coucheries (aujourd’hui, tout le monde couche, le sexe est omniprésent dans les livres, au cinéma, c’est la banalité même) que la description que je fais des très jeunes filles lorsqu’elles tombent amoureuses, aiment, rompent. De ce point de vue, mes carnets noirs, somme d’observations sur les adolescentes, sont un document unique, sans pareil. Cela ne signifie pas que mon journal soit plus intéressant qu’un autre. Celui de Gide, où il est surtout question de la NRF, de la vie littéraire, des intrigues du milieu de l’édition, de la rivalité avec l’Action française de Charles Maurras, est, dans son genre, très instructif. Chaque écrivain a ses propres idées fixes et les exprime à sa façon.
Pourquoi publier ce journal de votre vivant ?
Mourir en laissant des inédits est périlleux. Vos héritiers peuvent les détruire ou les tripatouiller. C’est par un miracle de la divine Providence que nous sont parvenus les Pensées de Pascal, les Mémoires du duc de Saint-Simon, Histoire de ma vie de Giacomo Casanova. Au départ, je voulais seulement dactylographier mes carnets. À l’automne 1975, j’ai commencé à taper mes années d’adolescence en Sardaigne, à Villasimius, dans une auberge dont Ernst Jünger m’avait parlé élogieusement où je séjournais avec l’éditeur Alfred Eibel. A mon retour en France, je fis lire ces pages intimes à Roland Laudenbach, directeur des Éditions de la Table Ronde. Il fut enthousiasmé. Un an plus tard, Cette camisole de flammes, premier tome de mon journal, voyait le jour.
Qui lit les Carnets noirs de Gabriel Matzneff ?
Par-delà les classes sociales et les générations, ce journal touche des personnes très diverses. Surtout des adolescents, filles et garçons. Les révoltes et les passions sont intemporelles. Si elles ne l’étaient pas, nous ne pourrions pas être émus par un poème de Baudelaire, de Ronsard ou de Properce. La société change, les techniques progressent, mais les sentiments qui brûlent le cœur des hommes permanent.
Ce Journal c’est aussi votre mémoire. Vous dîtes être sur ce point un disciple de Vladimir Jankélévitch.
La mémoire est notre unique remède contre la barbarie. La phrase la plus criminelle, et la plus bête, qui ait jamais été écrite est le « du passé faisons table rase » de L’Internationale. Il n’y a aucune différence entre une femme qui brûle les lettres d’amour d’un amant avec qui elle a rompu et les barbus de l’Etat islamique qui détruisent les trésors archéologiques de Mossoul et de Palmyre. C’est la même imbécillité, le même désir d’effacer le passé, de le nier.
« Oui, nos mots, nos pauvres mots, sont pareils à ces cierges qui brûlent dans la nuit de Pâques où les tombeaux s’ouvrent et où la mort est vaincue », écrivez-vous. L’écriture conçue comme le salut ?
Il y a la résurrection promise par l’Eglise, mais l’art est lui aussi, quoique différemment, une victoire sur la mort. Les jeunes filles du XVIIIe siècle que Fragonard a saisies sur ses toiles sont immortelles, elles n’ont rien perdu de leur fraîcheur et de leur vénusté. Celles que j’ai aimées, y compris la toute récente jeune Moabite, entrent, elles aussi, grâce à mon journal intime, dans l’éternité.
Gabriel Matzneff, La Jeune Moabite. Journal 2013-2016, Gallimard, 2017.
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