Cinéphile et écrivain, Alfred Eibel raconte son amitié avec l’auteur de M le Maudit. Un régal !
Dans l’un de ses meilleurs films, Le Secret derrière la porte, Fritz Lang met en scène une jeune héritière qui s’apprête à épouser un inconnu. L’homme, un architecte, reconstitue et collectionne des chambres qui furent le théâtre de crimes célèbres. Il refuse cependant de montrer à celle qui s’apprête à devenir sa femme la chambre numéro 7. Voilà les meurtres qui furent commis, laisse-t-il entendre, voilà celui que j’ai commis – il a déjà été marié – et voici celui que je commettrai. Nous avons là l’essence du romanesque : de quels crimes suis-je coupable ? De quelles monstruosités suis-je encore capable ?
Intrigué, Alfred Eibel s’est introduit dans la chambre numéro 7 pour mieux percevoir cet univers glauque dans lequel Fritz Lang n’a pas cessé de patauger, un univers où les mensonges délibérés et une forme de sadisme viennois faisaient bon ménage. Alfred Eibel, lui-même d’origine viennoise, était le mieux à même de comprendre le vieux Fritz, qui l’invita dans sa villa de Palm Springs, à Hollywood. À quatre heures du matin, il plongea dans la piscine et observa les étoiles. Lang, à cette heure de la nuit, ne dormait pas encore. Les deux hommes assistèrent ensuite à la télévision au lancement d’une fusée à Cap Canaveral. Le vieux Lang martelait : « Il faut s’investir dans son époque : je l’ai toujours fait. »
« Surtout pas de survol, je méprise le survol ! »
Il ajouta soudain : « Avez-vous lu Faust de Goethe ? » Embarrassé, Eibel répondit : « Non, mais je l’ai vu représenté au Burgtheater de Vienne. – C’est insuffisant, trancha Lang. Il faut que vous le lisiez en allemand. Au moins une page par jour, afin de vous imprégner de ce texte. Allez jusqu’au bout ! Surtout pas de survol, je méprise le survol ! »
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Lang était un vieil ours mal léché qui ne trouvait de plaisir qu’en compagnie de son vieux complice George Sanders, de quelques femmes vénales, de Lotte H. Eisner, qui était son souffre-douleur, et de cette chambre numéro 7 dont il était le seul à détenir la clé. Il n’est pas exclu qu’il aurait aimé y enterrer Thea von Harbou, sa deuxième femme, sa complice, sa part maudite, qui choisira Goebbels plutôt que lui.
Il avait mis tellement de sa vie intime dans ses films qu’il préférait ne pas en parler. Ou alors pour manipuler ses interlocuteurs. Aucune vérité n’était indiscutable pour lui et la vie était faite de segments. Pendant que Lang parlait, Eibel songeait à son film, House by the River, à cette rivière qui charrie des immondices, le temps toujours couvert, l’eau qui coule emportant ce qu’on ne devrait jamais connaître, mais qui revient toujours sous une forme différente, comme si nous étions morts et que nous ne le sachions pas. Eibel note justement que l’œuvre de Lang baigne dans une forme de spiritisme et que son pessimisme exclut toute forme de rédemption possible.
Avec son portait si finement ciselé de Fritz Lang, suivi des lettres que ce dernier lui envoya, Alfred Eibel nous livre plus que les confidences d’un génie du septième art : une déclaration d’amour, mais d’un amour jamais dupe des manipulations dont il fut l’objet, sans en être la victime. Entre Viennois, on se comprend !