Accueil Édition Abonné Avril 2022 Nosferatu, 100 ans et toutes ses dents

Nosferatu, 100 ans et toutes ses dents

Quoi de plus moderne qu'un film muet allemand des années 20


Nosferatu, 100 ans et toutes ses dents
Friedrich Wilhelm Murnau à la caméra, 1920 © Wikimedia Commons

Friedrich Wilhelm Murnau, le plus grand cinéaste de l’ère du muet selon Chaplin, a donné naissance, le 5 mars 1922, à Nosferatu. Un film révolutionnaire grâce auquel les vampires se sont imposés dans le septième art.


« Je me sens très proche de Murnau. C’est mon metteur en scène préféré. Je le place bien au-dessus de Fritz Lang. Nosferatu est le plus visionnaire de tous les films allemands. Un film prémonitoire qui a prophétisé l’arrivée du nazisme en montrant l’invasion de l’Allemagne par Dracula et ses rats porteurs de peste. Il a donné une légitimité à notre cinéma qui fut perdue à l’époque d’Hitler. C’est en cela que ce film revêt pour moi une telle importance. » Ainsi s’exprime en 1979 un autre mythe du 7e art allemand, Werner Herzog, à l’occasion de la sortie en salles de son fidèle remake baptisé Nosferatu, fantôme de la nuit, qui met en scène le duo vedette Klaus Kinski-Isabelle Adjani.

Né en Westphalie en 1888, Murnau se passionne toute sa vie pour les réprouvés, les déclassés, les marginaux et tente de les sublimer dans ses longs-métrages, sans doute pour mieux exorciser une homosexualité honteuse et coupable dans une société germanique survalorisant les vertus viriles, machistes et autoritaires. Du bossu de son film éponyme aujourd’hui perdu (Le Bossu et la Danseuse) à la jeune Tahitienne Reri, déclarée prêtresse sacrée par sa communauté de Bora-Bora, donc vierge pour l’éternité (sublime Tabou, le plus beau film du monde selon Rohmer) en passant par le portier humilié, le Dernier des hommes, et bien entendu le comte Orlok, Nosferatu, prisonnier malgré lui des forces des ténèbres, la magnifique constellation de ces damnés de l’Histoire marque à tout jamais les imaginaires.

Film nimbé de mystères

On doit la paternité du film à Albin Grau, producteur, décorateur, costumier et architecte allemand, par ailleurs féru d’occultisme. Durant la Première Guerre mondiale, un paysan serbe lui aurait raconté une terrible histoire de vampire en lui confiant que son propre père était un authentique mort-vivant ! De retour du front, il fonde Prana Film avec un autre passionné de magie et de surnaturel, Enrico Dieckmann et tous deux envisagent de se lancer dans la réalisation de films fantastiques. Adapter Dracula, le best-seller de l’irlandais Bram Stocker, publié en 1897, semble alors une évidence mais devant le peu de moyens dont dispose leur société naissante, il leur faut trouver une parade afin de contourner les coûteux droits d’auteur. Albin Grau demande à Henrik Galeen, scénariste du très réussi Golem (réalisé par Paul Wegener en 1920) de rédiger un script en modifiant les noms et en changeant la trame narrative, et sollicite Murnau pour la réalisation. Les deux hommes s’étaient connus lorsque Grau avait créé l’affiche du film La Marche dans la nuit, en 1921. Ainsi débute la folle aventure de Nosferatu.

Le comte Orlock (Max Schreck) dans Nosferatu le vampire, de F.W. Murnau (1922) © Films sans Frontières

L’action est délocalisée de Londres vers une ville portuaire imaginaire, Wisborg, appartenant à l’aire hanséatique (région de Lübeck vraisemblablement). Dracula devient le comte Orlok ; Renfield, Knock (étrange parenté avec la future pièce de théâtre de Jules Romains !) ; Jonathan Harker, Thomas Hutter ; et sa fiancée Mina, Ellen. Ce que la grande histoire retiendra, c’est évidemment l’interprétation hallucinante du comte lugubre joué par un acteur venant du théâtre (écurie de Max Reinhardt), littéralement habité par le rôle, un certain Max Schreck, dont le patronyme signifie de surcroît « terreur », « peur » et « effroi ». C’est précisément ce que le spectateur ressent dès sa première apparition en sinistre cocher qui conduit le jeune clerc de notaire Hutter dans le fameux château maléfique, niché sur un piton rocheux, dans une sublime Transylvanie reconstituée en Slovaquie, dans la région de Zilina (il s’agit du château d’Orava). Schreck possède ce physique longiligne, osseux et angulaire, aux ongles acérés et à la mobilité raide, robotisée et spectrale. Dès la sortie du film, une étrange légende circule, sans doute pour des raisons marketing, visant à confondre l’acteur et sa créature. Selon la rumeur, Schreck serait un véritable serviteur des ténèbres, incapable de dormir dans un lit et se tenant systématiquement à l’écart de l’équipe de tournage ! Cela inspirera un autre cinéaste en l’an 2000, l’américain Elias Merhige, auteur d’un film étonnant et hélas peu connu, L’Ombre du vampire, qui met en scène un méconnaissable Willem Dafoe en interprète du vrai-faux Schreck-Orlok, lequel emporte finalement son mystère dans la tombe en 1936.

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Au-delà de sa texture plastique unique, le film de Murnau est resté célèbre pour sa poésie métaphysique, sa puissance symbolique montrant des forces de l’au-delà qui contaminent progressivement toute pulsion de vie. L’insertion du fameux carton aujourd’hui légendaire énonçant « Et quand il [Thomas Hutter] eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » est immédiatement revendiquée et célébrée par les surréalistes français de l’entre-deux-guerres qui veulent y voir le passage d’un monde à un autre, de la normalité à la féerie macabre… le déchaînement de l’imaginaire.

Ode à la nature

Il nous faut cependant nuancer certaines idées reçues. À rebours des canons et des formes expressionnistes parfaitement illustrés par des auteurs emblématiques de la République de Weimar : Robert Wiene (Le Cabinet du docteur Caligari), Paul Leni (Le Cabinet des figures de cire) ou encore Fritz Lang (Les Trois Lumières), le film de Murnau est davantage un long poème élégiaque visant à célébrer la grandeur et la complexité des éléments naturels et leur délicate appréhension et compréhension par une communauté humaine trop souvent soumise aux dogmes du conformisme ambiant. Outrepassant les aspects purement fantastiques rattachés à la veine romanesque draculéenne, la faune et la flore tiennent ici une place centrale et sont le vecteur d’un réel effroi chez le spectateur. Les premières images mettent ainsi en scène Ellen jouant avec un chat sur le rebord de sa fenêtre, ouverte sur un parc à la végétation luxuriante, inondé d’un soleil que l’on devine printanier. Baignant dans cette atmosphère radieuse et insouciante, son fiancé revient d’une promenade bucolique avec un bouquet de fleurs qui lui est destiné. Intervient alors brutalement et de manière inattendue la cassure, la césure qui siffle la fin de la récréation édénique. « Pourquoi les as-tu tuées ces belles fleurs ? », lui reproche sa dulcinée. Comme s’il ne fallait rien arracher ni voler à une nature qui doit être sanctuarisée. Le ton est donné. Un peu plus loin, on a plaisir à suivre avec force détails un cours de sciences naturelles professé par le savant Bulwer (Van Helsing dans la version de Stocker) visant à montrer à des élèves médusés les pouvoirs secrets et terrifiants d’une plante carnivore qui, « tel un vampire », va piéger et dévorer un bel insecte pris au piège, avant que le professeur centre sa démonstration sur un polype tentaculaire, « transparent, presque incorporel, à peu de choses près un fantôme ! ». D’autres scènes sont restées iconiques et font désormais partie du bestiaire fantastique mondial, tels cette hyène repoussante (l’incarnation du vampire en loup-garou) qui dévale une colline et terrorise un troupeau de chevaux s’enfuyant au galop, les rats qui envahissent Wisborg et répandent la peste comme une traînée de poudre ou encore ce combat d’araignées dans leur toile suspendue au plafond de la cellule crasseuse d’un Knock-Renfield rendu fou par l’arrivée imminente de son maître.

Murnau, l’amoureux de nature et de grands espaces prend d’autre part un plaisir communicatif à filmer les étendues d’eau, mer, rivière, torrents ainsi que les cimes et les crêtes des montagnes censées représenter les Carpates ou encore les dunes de sable qui longent la mer Baltique et sur lesquelles sont plantées des croix de bois qui pourraient rappeler le souvenir des morts des guerres passées.

Inquiétante étrangeté

Il n’est pas assuré que le cœur du réalisateur penche du côté de Thomas Hutter, dont l’attitude désinvolte, méprisante et condescendante à l’égard de tout ce qui lui est étranger semble sévèrement condamnée dans le film. Il est indéniable que le jeune héros représente le bourgeois parvenu, arriviste, ambitieux, s’empressant d’accepter le défi de son patron : aller négocier avec le comte Orlok, résidant « au pays des voleurs et des fantômes »,afin de réaliser une plus-value immobilière et amasser beaucoup d’argent, « même si cela coûte un peu d’efforts, de sueur… et peut-être un peu de sang ». Mais ce Rastignac de substitution est arrêté dans son élan dès les premières images par un vieux sage en redingote qui tente de le mettre en garde : « Pas si vite mon jeune ami ! Personne n’échappe à son destin ! » Il faut ensuite le voir se comporter en goujat avec les paysans et villageois autochtones dans une auberge campagnarde de Transylvanie…

Le personnage n’est pas plus ouvert aux sciences occultes, contrairement à Murnau qui, à l’instar des artistes de sa génération, se passionne pour les univers inexplorés de l’inconscient et de l’irrationnel. C’est précisément ce que l’historienne du cinéma Lotte Eisner met en lumière dans son fameux livre de référence sur l’âge d’or du cinéma allemand, L’Écran démoniaque, publié en 1952. Par démoniaque, il convient de revenir à l’étymologie grecque (δαίμων, daimōn) afin de bien signifier, dans le sillage de Goethe utilisant ce même concept, « tout ce qui a trait à la nature des pouvoirs surnaturels ». « Démoniaque » se rapprocherait alors de la notion de « spirituel ». C’est le sens de la citation du philosophe Leopold Ziegler tirée de son Saint Empire des Allemands (1925) : « L’homme allemand, c’est l’homme démoniaque (dämonisch) par excellence. Démoniaque semble véritablement l’abîme qui ne peut être comblé, la nostalgie qui ne peut être apaisée, la soif qui ne peut être étanchée… »

Tout l’inverse de notre Thomas Hutter qui apparaît prosaïque, matérialiste, laborieux… bien trop vulgaire et terre-à-terre. S’il emporte avec lui un livre relatif aux « vampires, esprits malfaisants à l’âme damnée », il ne peut s’empêcher de tomber dans un ennui profond ou de ricaner bêtement dès la lecture des premières lignes, pourtant fondamentales car prémonitoires : « Nosferatu se nourrit de sang humain, vivant terré dans les caveaux et les cercueils, dans la terre maudite des cimetières de pestiférés. »

Exégèse politique

Toutes les théories ont été développées pour tenter de décoder cette œuvre protéiforme. La déferlante des rats dans la ville symbolise-t-elle la prochaine marche sur Berlin des militants et escouades nationaux-socialistes ? On peut également y voir a posteriori la métaphore d’une Allemagne léthargique, exsangue, vampirisée par les puissances occidentales qui l’ont humiliée lors du traité de Versailles et qui ont indirectement construit le lit d’un monstre bien plus redoutable.

Bien que naturellement attaqué pour plagiat par la veuve de Stocker à sa sortie, Nosferatu n’en constitue pas moins un puissant détonateur pour quantité de réalisateurs à travers le monde qui s’inscrivent clairement dans les pas de Murnau : Tod Browning, Terence Fisher, Tobe Hooper, Tim Burton, Francis Ford Coppola… et tant d’autres. Au-delà du cinéma fantastique, il s’agit bien d’une œuvre maîtresse qui doit être aujourd’hui reconsidérée à sa juste valeur : un matériau unique, iconique et fantasmagorique, un objet de pop culture à placer au firmament du panthéon artistique et cinéphilique mondial… pour l’éternité.

Avril 2022 - Causeur #100

Article extrait du Magazine Causeur




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