« La belle antiquité fut toujours vénérable
Mais je ne crus jamais qu’elle fut adorable… »
Sous la coupole encore neuve, le silence fait rapidement place à un murmure indigné. En ce jour de grâce de l’an 1687, parmi les trente-neuf académiciens qui écoutent leur collègue Charles Perrault déclamer le poème qu’il vient d’écrire pour le rétablissement du roi, Le Siècle de Louis le Grand, plusieurs, et des plus notables, comme MM. Racine, La Bruyère ou Boileau, sentent la moutarde leur monter au nez. Qu’en pleine Académie ce polygraphe de second ordre ose en remontrer à Homère et pointer les « cent défauts » qui défigurent son œuvre, à Platon, devenu si « ennuyeux » que personne ne peut le lire, au grand Aristote, qui n’intéresserait plus que les maîtres d’école ! Que ce petit monsieur ait le front de comparer, à l’avantage des seconds, Horace ou Virgile et les auteurs à la mode, « les Régniers, les Maynards, les Gombauds, les Malherbes (…), les galants Sarrasins et les tendres Voitures », qu’il ait l’audace de conspuer la peinture antique et jusqu’aux maîtres de la Renaissance, qui ne seraient que des béotiens à côté d’un Le Brun : tout cela n’est pas supportable, il faudrait le faire taire. Mais c’est trop tard, le coup est parti : Charles Perrault, le Joe Dalton du Grand Siècle, a dégainé le premier, déclenchant ainsi la fameuse bataille désormais connue sous le nom de « querelle des Anciens et des Modernes ».[access capability= »lire_inedits »]
Pourtant, ses auditeurs n’ont pas lieu d’être surpris : si Charles Perrault n’était jamais allé aussi loin dans la provocation, nul n’ignore son parcours, ses convictions, son amitié avec Fontenelle, ni, surtout, la fratrie fameuse et turbulente dont il est le dernier rejeton. Depuis des décennies, en effet, la scène intellectuelle parisienne a vu briller chacun de ses trois aînés : Pierre, financier en vue, mais aussi traducteur et scientifique, a ainsi rédigé un traité De l’origine des fontaines qui marque la naissance de l’hydrographie moderne. Nicolas, docteur en Sorbonne, est l’auteur d’un pamphlet, De la morale des jésuites, qui lui a valu une célébrité immédiate dans les élites jansénistes. Claude, enfin, réussit le tour de force d’être à la fois médecin et architecte : on lui doit deux des monuments les plus caractéristiques de l’époque, la colonnade du Louvre, à la gloire du Grand Roi, et l’Observatoire, à la gloire de la science moderne.
Pierre, Nicolas, Claude et Charles : plus qu’aucun de leurs contemporains, les Dalton du Grand Siècle apparaissent ainsi représentatifs de leur temps.
De celui-ci, ils incarnent d’abord la dimension bourgeoise, triomphante et belliqueuse. Leur père n’était qu’un avocat de province monté à Paris, et c’est à leurs talents qu’ils doivent leur réussite : bel exemple de méritocratie monarchique. D’où leur attachement à cette époque qui leur a permis de sortir de l’ombre, mais aussi la pugnacité avec laquelle ils en défendent la gloire et les valeurs : « Ton Siècle, Grand Roi, sur les siècles passés, remporte la victoire », insiste ainsi Charles Perrault. Et tous les quatre sont prêts, pour le célébrer, à donner des coups, ou à en recevoir. Alors que Charles sera poursuivi par les quolibets des Anciens, Nicolas, le pourfendeur de jésuites, sera chassé de la Sorbonne. Quant à Claude, le médecin architecte, il inspirera à Boileau ses épigrammes les plus féroces – jusqu’à sa mort en martyr de la science zoologique, puisqu’il périt en 1688 d’une septicémie contractée en disséquant le cadavre avarié du chameau du Jardin du Roy.
Ce Grand Siècle qu’ils vivent avec passion, les Perrault en sont même, d’une certaine façon, les inventeurs. Longtemps avant Voltaire, c’est Charles, dans son poème de 1687, qui déclare :
« Et l’on peut comparer sans crainte d’être injuste,
le Siècle de Louis au beau Siècle d’Auguste.»
Ce siècle, ils le nomment, ils le chantent, mais ils en expliquent aussi la grandeur : tous les quatre sont d’accord pour affirmer que l’accumulation du savoir qui se produit au cours du temps entraîne de façon nécessaire la supériorité des Modernes sur tous leurs prédécesseurs. Ainsi, étant les derniers venus, c’est en réalité « nous qui sommes les Anciens », et par conséquent les plus sages, les plus savants, les plus heureux : et les Perrault de poser les bases de ce qui deviendra bientôt l’idéologie du progrès, selon laquelle tout ce qui se rapporte à l’homme doit s’améliorer dans le temps de façon inéluctable et illimitée.
Pourtant, Charles et ses frères semblent aussi deviner les limites de leur discours. Et l’ambiguïté de cette idée d’un progrès nécessaire qui, à l’instant présent, les place au sommet de la chaîne historique, mais qui, du même mouvement, ravalera bientôt le Grand Siècle en l’engloutissant dans les ténèbres du passé. D’où l’artifice désespéré consistant à superposer à cette vision linéaire de l’histoire une « théorie des grands siècles », lesquels n’apparaîtraient que de temps en temps, de façon aussi irrégulière qu’inexplicable : cette pirouette théorique permet du moins à Charles de se rassurer, et d’affirmer : « Nous n’avons pas grand-chose à envier à ceux qui viendront après nous. » Alors que Louis XIV vieillit doucement à Versailles, ceux qui célébraient le Grand Siècle se font peu à peu mélancoliques, et se prennent à regarder en arrière. Dix ans après avoir déclaré la guerre aux Anciens, Perrault, presque septuagénaire, publiera sous pseudonyme Les Contes de ma mère l’Oye, issus des légendes populaires qui se racontent le soir au coin du feu. Et c’est ainsi, en mettant en forme des textes radicalement étrangers à l’esprit du Grand Siècle, qu’il assurera pour toujours la gloire de son nom, et celle de ses frères.[/access]
*Photo: wikicommmons
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