Qui a demandé, l’année dernière, « un autodafé pour ces chiens de Charlie-Hebdo » ? Un imam des Buttes-Chaumont ? Non. Un représentant de l’une ou l’autre des organisations musulmanes qui avaient porté plainte en 2007 contre l’hebdomadaire et qui verse aujourd’hui des larmes de crocodile, et sera certainement présent demain dimanche à ce rassemblement « républicain » (entendez : le camp du Bien) qui entend exclure un parti représentant 25% des Français ? Pas même.
En fait, l’auteur de cette boutade (un mot qu’en l’occurrence je ferais volontiers venir de l’expression « bouter le feu ») est un collectif rassemblant l’élite (?) des rappeurs français : Akhenaton, Kool Shen, Disiz la Peste, Soprano, Nekfeu, Dry, Lino, Nessbeal, Sadek, Sneazzy, S.Pri Noir, Still Fresh et Taïro. Des athlètes de l’intellect dont le portefeuille prospère sur la naïveté de ceux qui les écoutent. Charb avait alors dénoncé une chanson « fasciste » chantée par des « branleurs millionnaires ». Christiane Taubira ne s’en était pas émue. Ni la presse, pour l’essentiel. Seul Jack Dion, dans Marianne, avait signé un papier furieux où il écrivait de façon prémonitoire : «Certes, il ne s’agit que d’une chanson. Certes, on n’est ni en Afghanistan ni au Pakistan, mais chacun connaît le poids des mots et le choc des formule »
Et quelques lignes plus loin, il ajoutait, avec une grande pertinence : « Le plus inquiétant est que personne ne se soit offusqué d’un engrenage débouchant sur un cri de haine contraire à l’esprit même de la marche de 1983, d’inspiration laïque, et qui était à mille lieues de toute récupération religieuse. À l’époque, il s’agissait de défendre les immigrés. Aujourd’hui, on renvoie immédiatement ces derniers à une essence musulmane supposée ne tolérant aucune critique. »
Ah oui, la marche des Beurs… Cela remonte à 1983, à l’époque où Mitterrand se séparait du PC, après l’avoir descendu, réorientait son action économique dans le sens du tout-libéral (j’y reviendrai), et surtout, dans la perspective de 1988, inventait Le Pen, qu’il faisait inviter à « L’Heure de vérité », ce qui facilitait son élection l’année suivante au Parlement européen, et, en 1986, bénéficiant de la proportionnelle opportunément inventée par la gauche, d’entrer à l’Assemblée nationale. Tout se tient. « On a tout intérêt à pousser le FN. Il rend la droite inéligible. Plus il sera fort, plus on sera imbattables. C’est la chance historique des socialistes ». Tels sont les propos que Franz-Olivier Giesbert prête, non sans vraisemblance, à cet « honnête homme » de Pierre Bérégovoy dans Le Président (1990). J’en connais un, qui était alors directeur de cabinet de divers ministres socialistes, avant d’être nommé à la Cour des Comptes, qui s’en souvient encore, maintenant qu’il est président. Exclure ostensiblement le FN des manifestations de dimanche, c’est lui donner, aux yeux de ceux qui ne reconnaissent plus la représentativité de l’UMPS, une aura de semi-martyr médiatique. Si le plan de tous ces petits malins n’est pas de provoquer en 2017 un affrontement, au second tour, entre François et Marine, je veux bien perdre un œil.
La marche des Beurs (le mot entra l’année suivante dans les dictionnaires) fut initiée par un curé lyonnais, le Père Delorme, spécialisé dans le « dialogue inter-religieux », comme on dit poliment pour désigner la reddition de l’église catholique à l’islam, et un pasteur, Jean Costil, membre de la CIMADE qui a la même fonction œcuménique côté protestant. L’un et l’autre sont de la même génération que Philippe Meirieu, Lyonnais d’adoption, et membre éminent, dans les années 1960, des Jeunesses Ouvrières Chrétiennes — les JOC, c’est son Mai 68 à lui. Tout se tient.
Quand je pense que j’ai défendu Meirieu contre les plus jusqu’au-boutistes des pédagos, ici même… Et que ce même Meirieu, récemment sollicité pour LePoint.fr où je cause Education, a osé me répondre : « Nos relations ne sont pas “comme elles sont”, mais comme vous les avez construites par votre comportement et vos propos. Nul doute que vous ne trouviez quelque jouissance à la pratique de l’injure à mon égard. Mais, dans ces conditions, je préfère utiliser d’autre (sic) canaux que votre interlocution pour faire connaître mes analyses sur l’Ecole de la République. Au nom de l’éthique minimale nécessaire à tout débat démocratique. » On se pare volontiers de probité candide et de lin blanc, quand on est responsable du plus grand désastre scolaire de l’Histoire.
La marche des Beurs, où flottaient quelques keffiehs palestiniens, n’était pas exactement la sauce désirée. Le PS, l’année suivante, inventa SOS Racisme, avec l’argent de l’Elysée et de Pierre Bergé réunis, et le soutien, cette fois, de l’Union des Etudiants Juifs de France. Il fallait canaliser cette belle jeunesse dans une voie électorale adéquate — la « génération Tonton ».
Mais qu’on ne s’y trompe pas. Dans les slogans de l’époque (l’exaltation du métissage et du « mélange » — il y avait eu opportunément une « marche » des mobylettes), c’était déjà de la dissolution de la République qu’il était question.
Saïd Kouachi est né en 1980. Son frère Chérif, deux ans plus tard. Ils ont connu jusqu’à la nausée cette célébration du mélange qui devenait, peu à peu, une célébration de l’identité. Ils ont connu aussi, à l’entrée en collège, les bénéfices de la loi Jospin — qui deux mois après sa promulgation entraînait, au nom de la « liberté d’expression » qu’elle imposait, la première affaire de voiles. 1989 ! C’est tout proche, c’est très loin.
La démocratie à l’algérienne du GIA et du FIS est venue sur ces entrefaites allumer des foyers de terrorisme dans toutes les cités — le PS n’offrait pas une idéologie de substitution assez puissante, il fallut convoquer l’islam.
Zidane, né en 1972, était passé du bon côté de l’école. Même s’il s’est très tôt intéressé au foot, il a appris les fondamentaux. D’ailleurs, il est trop kabyle pour être très musulman, et son père, venu en France avant la guerre d’Algérie, ne lui a pas fait porter le poids d’une algérianité, si je puis dire, exacerbée.
La coupe du monde 1998, puis la coupe d’Europe deux ans plus tard, qui marquèrent son apogée, virent aussi l’émergence de cette France « Black / Blanc / Beur » qui n’était déjà plus du mélange (c’est-à-dire de l’intégration) mais de la juxtaposition communautaire d’entités pseudo-raciales disposées à l’étalage.
La preuve de cet éclatement de l’idéal républicain d’assimilation fut apportée l’année suivante, lors d’un match France-Algérie de sinistre mémoire. Les Renseignements généraux, qui ne sont pas forcément à côté de la plaque, avaient prévenu qu’il y aurait des débordements communautaires. C’était dire qu’en quelques années les communautés s’étaient mises en place. Et que l’islam pouvait tranquillement prospérer dans des crânes vidés par les pédagogues de toute culture commune au profit d’un communautarisme concurrentiel, typique d’une Europe désétatisée, et d’un libéralisme mondialisé.
Le reste, c’est l’actualité. C’est la plainte en 2007 contre Charlie, coupable de caricaturer le Prophète. C’est un premier attentat au cocktail Molotov en 2011, c’est l’appel au meurtre des citoyens-rappeurs en 2013 (Saïd Kouachi a fait du rap, figurez-vous), et c’est mercredi dernier. Fin de partie. Communautarisme 12, République 0. Et le bilan s’est encore alourdi depuis. Parce que ce ne sont pas des cinglés qui tirent à l’aveuglette. Ce sont des tueurs organisés. Des assassins — du persan ḥašišiywn, « les gens de principe, de fondement de la foi ». Il fallait le rappeler.
Immédiatement, chœur des vierges et des bobos, qui dix minutes auparavant trouvaient que Charlie était un journal raciste — et c’est une injure que j’ai trouvée ces jours-ci dans certains forums où ils feraient mieux de se taire, par décence. Récupération de cadavres. Ils sont tombés par terre, c’est la faute à Voltaire — et, paraît-il, à Houellebecq, à Zemmour et à Finkielkraut — si !… Mais qui les a aidés quand il était encore temps ? Le gouvernement a même allégé la protection dont ils bénéficiaient. Jolie fenêtre de tir.
Il n’est plus temps. Umberto Eco a parfaitement formulé la situation : « C’è una guerra in corso e noi ci siamo dentro fino al collo, come quando io ero piccolo e vivevo le mie giornate sotto i bombardamenti che potevano arrivare da un momento all’altro a mia insaputa. Con questo tipo di terrorismo, la situazione è esattamente quella che abbiamo vissuto durante la guerra. » Oui, c’est une guerre, une guerre à distance contre l’Etat islamique, devenue une guerre de proximité — et Eco a raison, c’est comme en 1940 : qui collaborera, et qui résistera. Et nous nous y sommes plongés jusqu’au cou nous-mêmes, en cédant sur l’universalisme républicain, en cédant sur la laïcité, en cédant sur la transmission de la culture commune. En acceptant des voiles à l’université et dans les sorties scolaires : la femme de Chérif Kouachi en porte un intégral. L’Ecole qu’ont fréquentée toutes ces têtes creuses mériterait de figurer dans une nouvelle Histoire de l’Infâmie.
Et Zidane, qui avait appelé son fils Enzo, aurait décidé — info ou intox — de le rebaptiser Mokhtar. Les sites islamiques s’en réjouissent, dans l’orthographe rectifiée qui est la leur : « Cet convertion de Zidane dans ces jours-ci que les pays occidentaux veulent anéantir le visage de l’islam en créant les terroristes de Daesh dans la région du Moyen-Orient. » Sic.
Mais ce n’est pas important, l’orthographe…
Eh bien si. Je crois même que c’est un critère, parmi d’autres, pour reconnaître les apprentis jihadistes.
Écrasons l’infâme.
*Photo : CHAMUSSY/SIPA. 00510153_000001.
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