A partir de la rentrée, pour suivre la nouvelle émission de débats de Frédéric Taddéï « Interdire d’interdire », il vous faudra zapper sur Russia Today (RT France). Si les bons esprits se sont étranglés à l’annonce de ce transfert, passer de France télévisions à une chaîne publique russe pro-Poutine ne pose pas de problème déontologique à l’ex-animateur de « Ce soir ou jamais » : peu importe qui sert la soupe du moment qu’on peut cracher dedans… Entretien (2/2)
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Faisons-nous les avocats du diable. L’émission culturelle, qui a connu son heure de gloire dans les années 1970-1980, est peut-être un genre usé…
Même si je me suis toujours réclamé de Jacques Chancel et de Bernard Pivot, qui invitaient eux aussi des contestataires et des infréquentables, « Ce soir (ou jamais !) » ne ressemblait ni à « Apostrophes » ni au « Grand Échiquier ». Tous les débats qui ont traversé la société française pendant dix ans y ont été traités et, pour une fois, pas par des politiques ou des journalistes. C’était l’actualité vue par la culture. Les émissions culturelles ne sortent pas toutes du même moule. On peut en inventer de nouvelles. Moi, vous savez, je ne suis pas du tout nostalgique de cette époque de ma vie, pas plus que du temps de « Paris dernière », d’Actuel ou de Radio Nova. J’ai beaucoup aimé faire ça, j’en suis très fier, mais je suis passé à autre chose. Je ne suis pas conservateur.
Le déclin de la culture à la télévision s’explique peut-être aussi par la crise de la culture elle-même. Menacés d’être supplantés par les universitaires, les journalistes et les célébrités, nombre d’écrivains et artistes se sont mis à leur ressembler. Résultat, les chefs-d’œuvre sont rares. N’avez-vous pas peur de manquer de combattants pour s’affronter ?
Beaucoup de gens pensent en effet qu’on ne vit pas une époque particulièrement flamboyante dans le domaine artistique, mais les années 1970-1980 auxquelles vous venez de faire allusion n’étaient pas considérées non plus comme flamboyantes, et pourtant…
À cela, il faut ajouter que le système médiatique, qui fixe la valeur des artistes et écrivains, sacre des impostures. Certaines carrières ne s’expliquent que par le conformisme : je ne sais pas quel « influenceur » a commencé à dire que Christine Angot était un grand écrivain, mais il a été suivi et aujourd’hui, tout le monde le croit vraiment. Comme elle. (Aussi n’est-elle pas un imposteur.)
Cela a toujours été le cas ! On s’en plaignait déjà au XVIIIe siècle. En 1778, quand Voltaire est revenu à Paris à l’âge de 85 ans, son retour a suscité un engouement spectaculaire. Son buste a été couronné à la Comédie-Française, une actrice a récité des vers en son honneur, on a parlé de « sacre » du philosophe, de « prestige des lettres ». Or, au même moment, Volange, un acteur comique, remportait un succès encore plus grand sur les boulevards avec une pièce dont le gimmick était : « Est-ce que c’en est ou est-ce que c’en n’est pas ? » ; sous-entendu de la merde en train de lui tomber dessus. La célébrité n’était donc pas réservée aux purs esprits, comme on l’imagine, elle récompensait également des comiques populaires, des imposteurs, les people de l’époque, ce qui posait déjà la question de sa légitimité.
Il y a des opinions qui sont des délits. Il n’y a pas à revenir là-dessus.
En tout cas, on a plus retenu de CSOJ les chocs spectaculaires – appelés « clashs » dans le jargon des médias – que les discussions profondes avec des écrivains ou des cinéastes.
De même qu’on a retenu le jet de cendrier dans « Droit de réponse » et l’ivresse de Charles Bukowski dans « Apostrophes ». C’est comme ça, la télévision, c’est injuste. Certains voudraient faire croire aujourd’hui que je n’invitais que des nazis et des négationnistes. Que voulez-vous que j’y fasse ? CSOJ, c’était le plus grand turnover qu’on ait jamais vu dans une émission de débat. Ceux que j’ai le plus souvent invités, comme Jacques Attali, Michel Maffesoli, Alain Finkielkraut ou Emmanuel Todd, ne sont venus qu’une vingtaine de fois en dix ans. Et, même s’il y a eu des débats assez intenses, jamais personne n’a quitté le plateau. Les gens acceptaient de discuter. Ils s’écoutaient, se répondaient. Ils ne se caricaturaient pas eux-mêmes, comme on peut le faire facilement à la télé.
Ça arrive aux meilleurs… On vous a pourtant reproché d’inviter des caricatures. Patrick Cohen vous avait publiquement apostrophé en vous accusant de convier des « cerveaux malades » dans vos émissions, à savoir Dieudonné, Marc-Édouard Nabe, Alain Soral et Tariq Ramadan. Comprenez-vous cette polémique ?
Oui, bien sûr, mais pourquoi s’arrêter à ces quatre-là ? Il faudrait allonger la liste. Il y avait aussi tous ceux qui me reprochaient d’inviter Alain Finkielkraut, ou Natacha Polony, ou Emmanuel Todd, ou Jacques Attali, ou Stéphane Hessel, ou Marie-France Garaud, ou Élisabeth Lévy, ou François de Closets… Et Bruno-Roger Petit, qui n’était pas encore porte-parole de l’Élysée, me reprochait sur Twitter d’inviter des économistes libéraux et de vouloir la mort de la social-démocratie. Il y avait ceux qui me reprochaient d’inviter des sarkozystes et ceux qui me reprochaient d’inviter des anti-sarkozystes, même chose pour Hollande une fois qu’il a été au pouvoir. Et c’était à peu près pareil sur tous les sujets. Si j’avais écouté tout le monde, je n’aurais plus invité personne. C’est d’ailleurs ce qui arrive aujourd’hui. On n’invite plus personne. On prend des chroniqueurs et on les fait débattre entre eux. Moi, ma politique était simple, si on trouvait leurs œuvres dans le commerce, je pouvais les inviter. Sinon, non. Je n’allais tout de même pas me montrer plus sévère que le ministre de l’Intérieur…
Patrick Cohen avait dressé une petite liste de « cerveaux malades », dont certains vous reprochent de ne plus avoir le courage de les inviter !
Vous voyez, ça continue. On me reproche toujours quelque chose.
Soral, le réinviteriez-vous aujourd’hui ?
Soral a été invité trois ou quatre fois dans « Ce soir (ou jamais !) » en tant qu’auteur d’extrême droite dans des débats portant sur l’extrême droite. Je ne suis pas sûr que l’on trouve encore ses livres en librairie. Il fait surtout des vidéos, non ? En plus, il est condamné toutes les semaines.
Votre nouvelle émission s’appelle « Interdit d’interdire ». Dans CSOJ vous avez toujours dit que la limite, c’était la loi, mais quelles sont les vôtres ? Toute parole doit-elle pouvoir s’exprimer ou faut-il en censurer certaines ?
Il y a des opinions qui sont des délits. Il n’y a pas à revenir là-dessus. Mais encore faut-il que ces opinions soient énoncées publiquement et qu’elles tombent sous le coup de la loi. Il y a des tas de gens qui, à tort ou à raison, ont une sale réputation. Vous me parlez de ceux que l’on accuse d’être antisémites, mais il y a aussi tous ceux que l’on accuse d’être anti-Arabes, ou homophobes, ou de ne pas aimer les Noirs, ou de racisme anti-Blancs, ou d’être sexistes… Pourquoi interdire les uns et pas les autres ? Tout ce que je peux vous dire, c’est que si quiconque avait tenu sur mon plateau des propos répréhensibles, je l’aurais viré illico. En dix ans, cela n’est jamais arrivé.
S’il est arrivé qu’on demande votre tête (en vingt-cinq ans de télé, c’est un minimum), ce n’est pas tant pour les opinions qu’on vous prête (ici, nous vous soupçonnons de modération bon teint), que parce que vous invitiez ces infréquentables. Au-delà des vicissitudes de « Ce soir (ou jamais !) », vivons-nous une ère de danger pour l’esprit pluraliste, donc pour la liberté de parler et de penser ?
Tout y concourt, en effet : les attentats, le vote Le Pen, les migrants, l’affaire Weinstein, l’affaire Benalla, le conspirationnisme dans tous les azimuts… Sur les réseaux sociaux, où l’on oublie souvent de faire dans la nuance, ce sont les fanatiques qui donnent le ton. Ils ne sont pas nombreux, mais ils sont persuadés qu’ils représentent le peuple ; et comme les médias mainstream sont obsédés par les réseaux sociaux, ils ont tendance à les croire. Résultat, le soi-disant tribunal populaire fait régner la terreur, les journalistes sont systématiquement assimilés à ceux à qui ils tendent un micro, plus personne n’ose rien dire, les chaînes de télévision ont peur de leur ombre, l’unanimisme règne et moi je vais faire une émission sur RT que j’appelle « Interdit d’interdire », histoire de renouer avec une certaine tradition française de la liberté…
Le goût de la discorde civilisée a-t-il déserté les consciences ? On adore la différence et on abhorre la divergence.
En fait, je ne crois pas. Les Français, en dehors des réseaux sociaux, ont envie de débats, de nuances, de réflexion. Jamais personne dans la rue ne m’a dit « vous ne deviez pas parler de ça » ou « vous ne devriez pas inviter untel ». Au contraire.
L’affaire Weinstein est un cas typique de retournement de ce que l’on appelle l’opinion publique
Prenons l’exemple de la « révolution #metoo » et de #balancetonporc. Auriez-vous pu aller contre le sens du vent ?
C’est encore très difficile d’en discuter. Trop d’émotions. Comme l’historienne féministe américaine Joan Scott l’a reconnu récemment dans Libération : « Dans le climat actuel de #MeToo, les accusateurs ont tout le pouvoir. » Lors du débat sur #balancetonporc que j’ai animé à l’époque sur Europe 1, j’avais invité quelqu’un qui avait écrit à peu près la même chose, mais, au micro, face à deux militantes féministes particulièrement remontées, il s’est tu. L’écrire sur un blog était une chose, le dire sur une radio grand public en était une autre. Il risquait d’être mal compris, de voir ses propos déformés ou mal interprétés, d’être rangé du côté des violeurs, comme c’est arrivé peu après à Catherine Deneuve.
Au cours des nombreux débats que vous avez consacrés au féminisme et aux rapports hommes-femmes, aviez-vous vu venir ce mouvement de fond ?
L’affaire Weinstein est un cas typique de retournement de ce que l’on appelle l’opinion publique. Je me souviens de l’avocat Thierry Lévy contestant dans « Ce soir (ou jamais !) » les chiffres du viol que venait d’avancer une militante féministe, sous prétexte qu’ils étaient gonflés par rapport aux chiffres de la préfecture de police, et d’un autre débat où la plupart des jeunes femmes présentes sur le plateau, des intellectuelles et des artistes, se moquaient ouvertement du discours victimaire des militantes associatives que j’avais invitées. Avec #balancetonporc, tout cela est devenu impossible. Le féminisme victimaire a pris sa revanche. Dans la partie de cartes idéologique, c’est lui qui a les atouts désormais. Mais, maintenant qu’on a pris conscience de quelques dénonciations calomnieuses, que les accusateurs, comme l’a dit Joan Scott, ont tout le pouvoir, que les droits de la défense ne sont pas respectés, et que certaines plaignantes emblématiques, comme Asia Argento ou Avital Ronell, se retrouvent accusées à leur tour, l’opinion publique peut de nouveau se retourner. Rien n’est jamais définitif, dans ce domaine comme dans les autres. On en revient à notre conversation sur la démocratie.
N’êtes-vous pas frappé par l’esprit de sérieux de notre époque sur ces sujets ? Que l’on puisse évoquer l’écriture inclusive sans hurler de rire est désolant : c’est le règne du premier degré.
Là encore, tout dépend des points de vue. Vous, c’est l’écriture inclusive. Moi, ce serait plutôt la chasse au burkini de l’été 2016. Sur les plages où, quarante ans plus tôt on arrêtait les nudistes, les mêmes flics, envoyés par la même mairie, arrêtaient une femme sous prétexte qu’elle était couverte de la tête aux pieds. Et tout le monde se dressait contre cette grave atteinte à la laïcité, oubliant qu’en France on a encore le droit de s’habiller comme on veut, y compris sur une plage, et que c’est l’État qui doit être laïque, pas les individus. Quand j’étais adolescent, on était sérieux quand on parlait politique et on rigolait quand on parlait de religion. Aujourd’hui, c’est l’inverse.
Bosser pour une fille qui s’appelle Xenia, vous ne trouvez pas que c’est le rêve ?
Vous avez raison, c’est très amusant. Et ce n’en était pas moins une offensive concertée. Et puis, aucun bouffeur de burkini n’a pris les armes. Dans notre pays bouffeur de curés, il y a certains sujets sur lesquels on ne peut plus rire… ou alors très dangereusement !
Ce n’est pas une époque facile pour les humoristes, je vous l’accorde, ni pour les caricaturistes, ni pour les avocats, que l’on confond de plus en plus avec leur client, ni pour les libertaires, ni pour les animateurs de débats à la télé… Mais je suis plutôt optimiste de nature, j’ai confiance en ce pays, je pense que ça reviendra.
Vous commencez mi-septembre. Russia Today est-elle installée dans un bunker derrière l’ambassade de Russie ? Y a-t-il des gens du KGB pour vous surveiller ?
Nous sommes juste entre Canal + et TF1, presque en face du nouvel immeuble d’Europe 1 où j’anime également une émission hebdomadaire, le dimanche matin. Tout est très chouette, très design, très joliment meublé. Les toilettes sont dignes d’un hôtel cinq étoiles, ce sont les plus belles que j’ai vues en vingt-cinq ans de télé. En plus, c’est une chaîne où l’on dirait qu’il n’y a que des femmes. Toutes jeunes et souriantes. Ce sont elles qui font tourner la boutique. Et toutes françaises, à part Xenia Fedorova, la directrice, qui n’a que 37 ans. Bosser pour une fille qui s’appelle Xenia, vous ne trouvez pas que c’est le rêve ?
En somme, le pouvoir russe est un meilleur patron que le contribuable français ?
Je vous dirai ça quand je me ferai virer (rire). Si je me fais virer !
En France, RT est accessible sur la box de Free ainsi que sur Fransat. La chaîne est en négociation avec les autres opérateurs. Par ailleurs, on peut la voir à partir de son site internet et sur sa chaîne youtube.