Utopie, du rêve au cauchemar


Utopie, du rêve au cauchemar

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« Il n’y a  pas d’utopie innocente. » C’est la thèse terrible, désespérante, voire désespérée, que Frédéric Rouvillois explore dans un essai rigoureux et passionnant, Crime et utopie, une nouvelle enquête sur le nazisme. Soulignons tout d’abord le courage intellectuel de l’entreprise : dans un contexte où l’on préfère le procès en sorcellerie à l’affrontement argumenté, relire le nazisme à l’aune de la pulsion utopique ne revient-il pas à nier sa spécificité, au risque de se disqualifier par avance ? Rouvillois n’élude pas le problème. Si la mise en œuvre de son programme confère au nazisme une monstruosité unique,  l’auteur détecte dans ce programme lui-même les traits constitutifs de la pensée de ceux qui se voulaient des amis de l’humanité, amis si prévenants qu’ils prétendaient transformer non seulement la vie des hommes mais les hommes eux-mêmes. Impossible, face à cette démonstration implacable et formidablement documentée, d’ignorer l’existence de lignes de force communes au nazisme, au projet de Thomas More, inventeur du mot utopie, mais aussi à celui des doux socialistes utopistes français et anglais comme Fourier et William Morris, ou même au Platon de La République que les intellectuels nazis préféraient de loin au très raisonnable Aristote.[access capability= »lire_inedits »]

Pour Rouvillois, l’origine de toutes les catastrophes semble résider dans l’idée même de « projet », quand l’utopiste prétend réaliser son rêve généreux d’un monde débarrassé de ses vieilles contradictions : « Encore faut-il que le projet lui-même corresponde aux critères fondamentaux de l’utopie : à son rêve de maîtriser la nature, de dominer l’histoire et d’instituer la société réconciliée où l’homme nouveau connaîtra au milieu de ses semblables les joies du paradis. Or, dès que l’on soulève le légitime voile d’effroi qui le recouvre, dès que l’on met de côté (provisoirement) la monstruosité de sa mise en œuvre, c’est ainsi qu’apparaît le projet national-socialiste. » Et de fait, le nazisme a exprimé jusqu’au délire la volonté de refaire le monde en régissant les moindres détails de la vie quotidienne. L’anecdote inaugurale de Crime et utopie, sur Himmler pondant, dans les tout derniers jours du Reich, un rapport détaillé sur la nécessaire prise de conscience par les SS du problème représenté par… les mouches et les moustiques, est révélatrice de l’enferme- ment solipsiste de l’utopiste évoluant dans une réalité parallèle. L’utopie est donc nécessairement totalitaire puisqu’elle entend tout contrôler mais elle est aussi, et ce lien est rare- ment exploré, nécessairement génocidaire, dès lors qu’elle promet d’éliminer tous ceux qui s’opposent à son fantasme ou qui, tels les juifs sous le nazisme, sont intrinsèquement considérés comme des obstacles à la réalisation du projet.

Ce livre devrait interroger ceux qu’on appellera hâtivement « progressistes ». Tous ceux qui s’acharnent ces temps-ci à déconstruire le vieil homme, notamment en le délivrant de ses antiques représentations sexuées, devraient se demander si leur merveilleux projet ne s’apparente pas à l’utopie telle que Rouvillois la définit. Il semble même difficile, après une telle lecture, de croire à la possibilité de changer radicalement le monde sans aboutir à l’édification d’une cité radieuse entourée de barbelés.

C’est ici que l’on adressera une amicale objection à l’auteur. Comment peut-il, lui qui est si soucieux d’une nature humaine menacée de destruction dans l’horreur totalitaire du projet utopique, penser la permanence paradoxale de ce vieux désir, si humain justement, de construire un monde meilleur, un désir qui reste toujours aussi vif, du christianisme au communisme, malgré les échecs sanglants. Demander à cet homme-là d’abandonner toute espérance, comme Dante aux portes de l’Enfer, ou les déportés à celles d’Auschwitz, pourrait bien conduire à un autre cauchemar de notre temps : une résignation grise qui confine dangereusement au nihilisme.[/access]

Crime et utopie, une nouvelle enquête sur le nazisme, de Frédéric Rouvillois (Flammarion, 2014).

*Photo:  Metropolis, Fritz Lang



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