Un mercredi de novembre, seize heures. Peu de temps me sépare d’un dîner prévu avec Frédéric Pajak, et pour la première fois de ma très jeune vie parisienne, j’éprouve l’impérieux désir de lire un homme avant de le rencontrer. Sans doute autant par curiosité que par précaution, je me demandais quelle sensibilité masquaient cette silhouette d’explorateur du Grand Nord et ces yeux glacials entrevus un soir par le joyeux hasard qui préside aux rencontres dans le japonais de la rue des Ciseaux.
Sous un ciel gris qui rendait Paris aussi noir et blanc que l’univers dans lequel je m’apprêtais à plonger, j’ai traversé le boulevard Saint-Germain et dix minutes plus tard, devant un café noir, j’ouvrais le Manifeste Incertain 3, dernière pièce en date d’une série de dix récits écrits et dessinés, récompensée par le prix Médicis essai 2014.
D’emblée, impossible de savoir ni où l’on va, ni si l’on y arrivera, et l’on se dit qu’il serait probablement mieux de se perdre en chemin : que l’incertitude n’est pas forcément stérile, qu’elle enfante bien plus de rêveries qu’une idée fixe. C’est dans un enchevêtrement de trajectoires frénétiques que nous sommes parachutés, à travers un monde qui s’est arrêté de tourner, celui du XXème siècle, violent et inepte anthropophage, auquel tous tentent d’échapper.
Walter Benjamin dans son dernier voyage le long d’un sentier de contrebandiers entre la France occupée et l’Espagne, Ezra Pound dans l’Italie fasciste et post-fasciste, Pajak lui-même, après une nuit d’ivresse à Marseille et sous la pluie de Paris, se croisent sans se retourner. Les récits enchâssés se répondent, se frôlent sans toutefois s’épouser ni se confondre. Et dans cette course, ces derniers comme le lecteur se font rattraper par l’Histoire, surgie crûment des illustrations. Une simple bâtisse, striée de barreaux, devenant une prison oppressante, un toit de tôle, des cages alignées mais vides, des barbelés tout juste emmêlés, l’horizon bouché tantôt par une croix gammée, tantôt par la hideur des voies de chemin de fer… L’absence de toute âme qui vive, dans ces scènes concentrationnaires, en dit plus long sur ce cauchemar que n’importe quelle reconstitution en couleurs et en costumes de France Télévision.
Une lumière aveuglante est jetée sur des pans de l’histoire que nous préférons d’ordinaire camoufler, à l’ombre d’autres horreurs un peu plus lointaines, donc plus faciles à regarder. L’air de rien, mais fermement, Pajak brosse un tableau de la France de Vichy, dans lequel les noms de Gurs – camp de prisonniers d’où s’échappa en 1940 Hannah Arendt –, de Colombes – dont le stade olympique Yves-du-Manoir fut transformé en lieu de rassemblement des futurs déportés de Vernuches, parmi lesquels Walter Benjamin – et même de Marseille, étape ultime de milliers d’aspirants à l’exode, souvent en vain, résonnent d’un tout autre timbre…
Mais d’idéologies, il n’en est que d’incertaines, c’est ce que nous montre – aussi bien qu’il le dit – Frédéric Pajak. Le soir-même, il me glissait : « Tout n’est pas que politique. Il y a autre chose ! ». Cette autre chose, c’est pour lui un autre monde, celui dans lequel vivent des millions de gens, se fichant des derniers toussotements de l’Histoire, ayant déjà remplacé cette mégère infirme par la vigueur légère et signifiante de la poésie. Ces gens vivent dans leur propre monde, disait-il, et j’en suis. Lui qui s’apprêtait, l’air de rien, à lever l’ancre pour l’Argentine sur les traces de Gombrowicz.
Manifeste incertain, tome 3, Frédéric Pajak – Noir sur Blanc.
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