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Nous sommes tous des vandales en songe!

Une colère française


Nous sommes tous des vandales en songe!
Dessin de trois femmes pratiquant le yoga...ou presque. © Soleil

Si en France les émeutiers suscitent toujours une certaine sympathie dans l’opinion, c’est qu’il y a en chacun de nous une colère oubliée, enfouie, immémoriale. Qui n’a rêvé un jour de tout casser?


Si en France les émeutiers suscitent toujours une certaine sympathie dans l’opinion, c’est qu’il y a en chacun de nous une colère oubliée, enfouie, immémoriale. Qui n’a rêvé un jour de tout casser ? Gouverner, ce n’est pas sorcier. On y devient bête. On y devient féroce. Il suffit d’avoir raison et de n’écouter personne. Macron a presque réussi.
Notre idée du pouvoir ? On le veut centralisé, jacobin, absolu – mais faible ! La République en France a le charme discret des dictatures quand elles sont molles. Macron est bien là, à la place du président. Le seul problème, c’est nous – les Français !
Macron les voudrait unis, solidaires, unanimes, ils sont divers, divisés, séparatistes.
On ne peut plus rien dire sans les entendre hurler. Ils se croient seuls au monde, ils ne pensent qu’à eux, ils ne sont jamais contents. Ce n’est pas nouveau. Depuis l’épidémie de phylloxéra en 1864, ils n’arrêtent pas de se plaindre, et ils se croient tout permis.
Avec cela, jaloux de leurs coutumes : enclins à préférer l’égalité à la vertu, ils sont toujours prêts à sacrifier les libertés au nom de la liberté ; ils fument des clopes, ils roulent au diesel, ils cuisent la soupe dans leur rond-point mental en attendant l’heure de l’apéro, l’heure de la sieste ou l’heure de la prière ! Ils ne cessent de râler ; ils ne songent qu’à réclamer – des emplois, des indemnités, de la considération.
Et puis quoi encore !
Le chef de l’État a beau faire, s’émouvoir enfin devant le malheur des gens, caresser le menton d’un écolier ou embobiner une octogénaire dans un Ehpad, on sent bien que le ressort est cassé – avec le port du masque obligatoire, son métier d’enjôleur républicain devient risible. Il était hors-sol, il est hors-jeu, benched – sur le banc, comme un goleador déchu à l’OM ou au PSG ! Les protocoles du pouvoir présidentiel, il a appris. La France et les Français, il n’y comprend rien. Aujourd’hui, on se fatigue à lire dans ses yeux sans regard le dessein secret qu’on ne devra jamais connaître.
Le président ne fait que prédire ce qui a déjà eu lieu, et il semble effaré devant ce qui s’annonce. Aujourd’hui, on ne sait plus – on ne veut même pas savoir – dans quelle contrée intérieure, dans quels tiroirs, il va puiser des réponses qui tardent, des réformes ou des subterfuges qui ne feront qu’accroître l’incompréhension et la rancœur. On doute que l’élixir du Dr Castex, avec un bon sourire, fasse tomber la fièvre. Le premier règne, le second croit gouverner ; ils ne font que colmater les brèches.
En attendant, si la colère des Français n’est pas toujours justifiée, elle est là.

C’est mystérieux, la colère.
Elle est d’abord invisible, elle couve, et puis un beau jour elle éclate, elle déferle. Où ? Dans la rue – de préférence à l’automne ou au printemps. C’est une passion nationale. Une inclination saisonnière, comme la grêle ou la foudre. Albigeois, « Jacques » (réprimés par Gaston Phébus en 1358), Va-nu-pieds (matés par le chancelier Séguier en 1639), Lustucrus, sans-culottes, Chouans, canuts, camisards, communards, zadistes, Bonnets rouges, Gilets jaunes, etc. La liste est longue – c’est notre histoire.
C’est plus beau quand le peuple devient foule.
En France, jadis fille aînée de l’Église, l’amour du prochain sert de préface à la violence. On n’a pas besoin de Maurras ou Lénine, il suffit de relire Michelet.
On brandit des piques. On désigne des têtes. On déclame ses griefs en mêlant les signes d’un refus indomptable et les fautes de français. On tremble, on trépigne, on s’injurie, on éborgne, on brûle, on (se) saigne, c’est excellent pour la santé, mais mauvais pour le commerce.
Les Anglais sont des commerçants, pas nous ! Nous avons une tête philosophique embrumée par la rage de l’égalité et par une grogne ancestrale. Aujourd’hui, on rejoue pour du beurre la prise de la Bastille. On ne se bat pas, on commémore ! À l’étranger, évidemment, on nous regarde comme une horde sauvage sourde aux bienfaits de la mondialisation heureuse.
Pourtant, la colère, mieux vaut l’entendre : en France, elle est populaire, à défaut d’être céleste ou divine. Colère – voir « Peuple ! » aurait pu écrire Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues. Si la colère est aristocratique, c’est une Fronde – une pose, un caprice sans lendemain. Si elle est intellectuelle, c’est une mode. Si elle est religieuse, ça fait mal, c’est un schisme. Si elle est mûrie, et systématique, ça fait aussi mal, c’est une Révolution.
Quand la colère est désespérée, sans héros, sans chef, sans remède et sans agenda, ouille ! c’est une jacquerie. On met le feu à la grange ou à la sous-préfecture. On saccage quelques vitrines. BFM se mobilise, la France regarde. Aujourd’hui, on ne réprime plus l’émeute, on en fait des images en boucle pour la télé. La colère naît d’une frustration narcissique, d’une peur, d’une vanité blessée : elle exprime surtout un désir de vengeance. On se fout de la justice, on exige réparation ; on présente moins un cahier de doléances qu’un catalogue de rancunes. Si les émeutiers suscitent encore une certaine sympathie dans l’opinion, c’est qu’il y a peut-être en chacun de nous une colère oubliée, enfouie, immémoriale. Qui n’a rêvé un jour de tout casser ?
Nous sommes tous des vandales en songe.
Des nihilistes refoulés. Des insurgés en robe de chambre.

Ce qu’on n’ose penser : la haine. Sous chaque pensée aujourd’hui se cache une invective.
Car ces deux passions françaises sont inséparables : la colère enivre, la haine tue. La colère, c’est de la haine qui s’envole. La haine, c’est de la colère qui s’enracine.
Avec cela, il y a une sorte de perfection dans la haine quand elle est pure – ça efface tout le reste comme la volupté[tooltips content= »‘Il n’y a que la haine pour rendre les gens intelligents’, dit un personnage de Camus dans Caligula – c’est surtout vrai des cons, mais si la connerie est un humanisme, ça fait du monde ! »](1)[/tooltips].
C’était jadis dans l’autre siècle, du temps de Sartre, un sujet de controverse littéraire et philosophique qu’on pouvait sereinement méditer au Café de Flore entre deux imparfaits du subjonctif. Avez-vous lu le Traité des passions de Monsieur Descartes ? Quoi, ma chère, vous n’aimez pas Les Beaux Draps de Céline ? Et Mahomet, c’est Jésus avec un turban ?…
On n’en est plus là !

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Novembre 2020 – Causeur #84

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain, essayiste et journaliste littéraire

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