Accueil Médias Frédéric Durand: « Je ne confonds pas la défense des classes populaires et la défense des minorités »

Frédéric Durand: « Je ne confonds pas la défense des classes populaires et la défense des minorités »

Notre confrère lance un nouveau trimestriel, "L’inspiration politique"


Frédéric Durand: « Je ne confonds pas la défense des classes populaires et la défense des minorités »
Frédéric Durand Image: capture d'écran CNews.

L’inspiration politique, c’est 130 pages consacrées aux idées et aux initiatives dans nos provinces. Le premier numéro propose un vaste dossier sur les Lumières – à rebâtir – , 25 pages d’actions politiques locales innovantes et méconnues, et un dossier consacré au bio et au localisme alimentaire. Au sommaire également de ce magazine réussi: Renaud Muselier, la philosophe Corine Pelluchon, le physicien Etienne Klein, Jacques Attali ou encore un reportage étonnant à Medellín, la ville la plus dangereuse d’Amérique du Sud.


Entretien avec un directeur de publication qui regrette la tournure que prend souvent le débat en France. 

Causeur. Quelle est la genèse de L’Inspiration politique

Frédéric Durand. Ancien journaliste politique à l’Humanité, j’ai été ensuite rédacteur en chef d’un magazine qui s’appelait L’élu d’aujourd’hui, puis directeur du quotidien régional La Marseillaise. La presse quotidienne nous soumet naturellement au diktat de l’actualité et je ressentais le besoin de prendre un peu de recul et j’avais envie de me consacrer davantage aux débats de société, et surtout de m’intéresser à l’innovation dans les territoires. Avec cette nouvelle revue trimestrielle, on se donne le temps d’aller voir ce qui se fait d’intelligent et d’innovant, pour essayer d’inspirer l’action politique. Des collectivités locales de toute obédience politique et des partenaires que je connaissais, notamment institutionnels, ont trouvé le projet intéressant et nous ont soutenus. L’idée de voir valoriser l’immense travail fourni par des élus sur le terrain, alors qu’on ne parle souvent que de l’infime minorité d’élus qui sont mouillés dans des affaires, les a séduits.

Ce qui m’inquiète c’est que les positions ont tendance à se figer

Comment est construite cette revue ?

Elle est structurée sur deux grands axes, une partie de grands débats et une autre sur les actions innovantes dans les territoires. Dans ce premier numéro par exemple on a mis en avant des articles sur l’initiative d’une mutuelle communale pour les habitants à Montreuil, un autre sur les projets de création de forêts importés de modèles japonais à Nantes, ou des analyses sur la question de la gestion du temps en ville, notamment à Rennes. Comment avoir une gestion intelligente de la nuit et comment fluidifier la mobilité urbaine ? Toutes ces initiatives sont intéressantes à explorer et à partager. Si une autre ville veut s’en inspirer, il est intéressant pour elle de connaître les pièges dans lesquels ont pu tomber les villes pionnières dans ces initiatives, par exemple.

L’inspiration politique, couverture du premier numéro.

Dans votre éditorial, vous écrivez avoir pour ambition de “conjurer un grand naufrage civilisationnel” qui nous menacerait. De quoi parlez-vous ?

Si mes souvenirs sont bons, je termine par « nous y contribuerons ». La revue n’a pas la prétention à elle seule de nous sauver d’un éventuel naufrage ! Mais oui je pense qu’en éclairant le lecteur, nous essayons de replacer les débats sur le terrain de la raison plutôt que de la passion. Je reviens en fait sur deux théories contradictoires : d’une part, celle de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire qui dit que le capitalisme libéral aurait gagné la partie après la chute du bloc de l’Est, que nous serions dans la mondialisation heureuse et que le débat serait clos ; et d’autre part la théorie de Samuel Huntington qui estime que le débat n’est justement pas clos, et que nous allons connaître de nouveaux modes de conflictualité qui ne seront plus basés sur des questions d’ordre économique ou social mais plutôt culturel. À l’évidence, ce n’est pas la fin de l’histoire et dans cette nouvelle donne, on voit effectivement surgir des conflits civilisationnels qui pourraient à terme nous menacer. Ma conviction est que si nous rencontrons – notamment en France – des divisions qui sont indéniables, tout doit être fait pour nous concentrer sur ce qui peut nous rassembler, pour retrouver un projet universaliste qui dépasse les clivages. Éric Zemmour, par exemple, nous prédit la guerre civile. Moi, je pense qu’on ne peut se contenter d’un tel constat et qu’il nous faut travailler dur et tout faire pour éviter d’éventuelles confrontations violentes. 

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Dans le grand entretien qu’elle vous a accordé, la philosophe Corine Pelluchon estime que des anti-Lumières et des complotistes font “planer le risque d’États fascisants”. Pour répliquer, la gauche doit selon elle basculer dans un nouvel âge qui est l’âge du vivant. Elle semble vous avoir convaincu, pouvez-vous nous expliquer ?

Elle ne dit pas « la gauche », ça c’est vous qui le dites ! Corine Pelluchon ne se situe pas sur le plan partidaire ou politique, mais sur un plan de la recherche scientifique et des concepts philosophiques. Selon elle, le schème actuel de notre société c’est celui de la domination, et elle nous prévient que si on ne bascule pas du schème de la domination à celui de la considération, on n’y arrivera pas. Elle désigne les Lumières du XVIIIe siècle comme anthropocentrées. La seule chose qui comptait c’était l’homme, et le vivant autour devait impérativement être domestiqué et dominé. À l’époque, dit-elle, la nature était une géante et l’homme le prolétaire de la création. Aujourd’hui, la maîtrise et la domination de notre environnement sont telles que cela nous met nous-mêmes en danger. Selon Corine Pelluchon, il faut donc sortir de ce paradigme, pour entrer dans un paradigme de la coopération, de la considération plutôt que de la domination à tout prix. Certains vous disent qu’il faut être un guerrier parce que les autres le sont et que l’homme est un loup pour l’homme. D’autres, à l’instar de Corine Pelluchon, ont une autre façon de voir le monde et pensent que l’on peut basculer, si on comprend que notre survie sur la planète en dépend, d’un schème à l’autre, et supplanter la domination par la considération. 

Pour le physicien Étienne Klein, le progrès, c’était mieux avant ! Dans vos colonnes, il dit que nous devrions investir dans une certaine représentation du futur. Mais comment nos responsables politiques y parviendraient-ils, alors que la fin du monde avec le changement climatique est le seul horizon qu’ils nous proposent ?

Ce qu’explique Étienne Klein, c’est que lorsqu’il était jeune l’an 2000 était « configuré » c’est-à-dire qu’on était capable de l’imaginer, de se projeter, aujourd’hui qui est capable d’avoir la moindre idée de ce que seront les années 2050 ou 2100 ? Par conséquent nous vivons un moment anxiogène. On dit que gouverner, c’est anticiper. Donc construire une démarche politique qui nous permette de nous projeter, il apparaît que plus personne ne le fait. 

La notion de progrès n’a pas bonne presse actuellement cependant je pense qu’il faut continuer de la défendre. Quand je vais sur les plateaux télé et que je dis que je suis un progressiste, on me tombe tout de suite dessus parce que le progressisme est aujourd’hui associé à la mondialisation. Le progressisme n’est vu que sous l’angle ultralibéral et mondialisé, mais ce n’est pas du tout ce que je défends. Qu’on le veuille ou non, ce qui donne du sens à l’histoire de l’humanité c’est cet espoir dans le progrès. Mais un progrès soumis aux exigences de l’être humain, pas de l’argent ou de la technique.

C’est dur d’expliquer ça dans les médias car on n’y existe pratiquement plus que par l’outrance et la démesure du propos. La punchline plutôt que la raison. Étienne Klein a bien raison de dire qu’il faut que les gens modérés s’engagent immodérément. Lui-même formule dans la revue la proposition d’instruire les élèves et étudiants sur “l’histoire des sciences”. Proposition attrayante et qui pourrait facilement être reprise dans un programme politique. Il pense qu’on pourrait mieux éduquer à la science en retraçant l’histoire des découvertes. Une des manières de réhabiliter la science et la raison au sens large, c’est de faire comprendre comment on est arrivé à connaître ce que l’on connaît. Bachelard disait qu’en science, il fallait penser contre son cerveau. On est dans une époque des évidences faciles, on ne fait plus trop d’efforts de penser contre son cerveau. La société tout entière, dans son immédiateté, nous pousse à des formes d’investissements cognitifs extrêmement faibles. Étienne Klein présente à ce titre la Covid comme une occasion ratée de faire de la pédagogie scientifique à grande échelle. Pour lui, on ne vit pas une crise de la science, mais une crise de la patience, car on veut tout savoir tout de suite. 

Votre revue est donc riche d’exemples de réussites concrètes ou d’innovations au niveau local, dans ce qu’on appelle désormais “les territoires”. L’inspiration politique se veut-elle la revue de gauche ancrée dans le réel, là où d’autres titres comme l’Obs, Télérama ou le magazine du Monde ne versent plus que dans les thèses woke, féministes ou racialistes à la mode ?

Vous ne les trouverez pas dans la revue, pour une raison simple : notre ligne éditoriale ne partage pas du tout cette vision. J’assume parfaitement d’être de gauche, d’être une revue progressiste, mais je ne confonds pas la défense des classes populaires et la défense des minorités. Une partie de la gauche a fait, selon moi, l’erreur grossière de basculer de la défense des classes populaires à la défense des minorités. Bien sûr qu’il y a des minorités dans les classes populaires, mais on les défend du fait qu’elles appartiennent à la classe populaire et non parce qu’elles sont de telle couleur de peau, telle religion, tel sexe, etc.

Il y a plus de 10 ans déjà, dans La Diversité contre l’égalité, Walter Benn Michaels s’inquiétait qu’en France nous étions en train de faire comme aux États-Unis, en estimant que la question des discriminations était plus importante que celle de l’égalité sociale. Je ne me situe pas dans une gauche woke, parce que je pense qu’il ne faut se laisser dominer ni par les dominants ni par les dominés. La gauche que je défends est laïque et républicaine. C’est très important par rapport aux Lumières et à tout ce que nous évoquions, je ne suis pas contre le droit à la différence, mais si à un moment donné la différence implique l’impossibilité de l’universalisme, du moindre projet collectif, alors cela pose un gros problème. Le but des Lumières était une émancipation, une autonomie de l’individu, c’est-à-dire une capacité à penser par lui-même. Il faut retrouver cette ambition féconde d’une libération par la culture et la connaissance.

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Depuis la gifle reçue par le chef de l’État dans la Drôme, tous les bons éditorialistes bien-pensants nous prédisent la fin de la démocratie libérale ou du moins la fin d’une certaine culture démocratique. Partagez-vous cette inquiétude ?

Je constate la difficulté du débat aujourd’hui. Dans l’émergence du populisme, il y a la construction d’un « eux » et d’un « nous » en permanence, puisque le postulat du populisme est de construire cette dichotomie au risque de rendre les frontières infranchissables. C’est totalement anti-universaliste pour le coup. Dans cette construction chacun finit par se confiner dans des espaces affinitaires clos qui empêchent le débat d’avoir lieu. Ce qui m’inquiète le plus aujourd’hui c’est le fait que les positions ont tendance à se figer. Débattre, c’est le contraire de se battre, c’est dé-battre, c’est se donner les moyens de ne pas se battre. 

Alors, oui je pense qu’il y a une crise profonde de la démocratie. Mais le plus fort signe de cette crise n’est pas la gifle donnée à Macron ou la farine déversée sur la tête de Mélenchon, bien que ces actes soient pitoyables et à mille lieues de la politique telle que je la conçois, la vraie manifestation de la crise démocratique c’est l’abstention massive à laquelle on a fini par s’habituer. On a eu 16% de participation aux dernières élections législatives partielles. La démocratie, c’est la représentation, mais s’il n’y a plus de représentativité, où trouvera-t-on la légitimité politique ? 

Selon moi l’une des causes de cette désaffiliation massive des citoyens est le fait qu’on ait eu tour à tour au pouvoir la droite (Sarkozy), puis la gauche (Hollande) et enfin la droite et la gauche (Macron)  sans que rien ne change fondamentalement pour le peuple ! Pour beaucoup la seule option restante serait alors l’extrême droite et le Rassemblement National, une droite radicale et populiste. 

Je suis en total désaccord avec le RN, mais je ne fais pas partie de ceux qui le diabolisent, parce que je pense que c’est inutile et qu’au fond ils ne sont que les représentants d’idées qui ont gagné des pans entiers de l’électorat de notre pays. Je partage ce que dit la philosophe Cynthia Fleury : on vit une époque du ressentiment, et c’est quelque chose de profond et de sans doute dangereux car le ressentiment n’est pas un sentiment qui génère des actions positives. La mission que nous nous assignons à L’inspiration politique, c’est de montrer qu’il se fait aussi des choses en politique qui valent le coup d’être regardées, et que, même si nationalement on peut être insatisfait, il y a dans les territoires des milliers d’actions utiles et positives. C’est peut-être d’ailleurs des territoires que les solutions essentielles surgiront. 

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Rédacteur en chef du site Causeur.fr

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