Accueil Monde Frappe à Beyrouth: «L’absence de réaction officielle israélienne permet au Hezbollah de « modérer » son discours»

Frappe à Beyrouth: «L’absence de réaction officielle israélienne permet au Hezbollah de « modérer » son discours»

L’analyse géopolitique de Gil Mihaely


Frappe à Beyrouth: «L’absence de réaction officielle israélienne permet au Hezbollah de « modérer » son discours»
Immeuble où le leader du Hamas Saleh al-Arouri a été tué, Beyrouth, Liban, 3 janvier 2024 © Hussein Malla/AP/SIPA

Élimination de Saleh al-Arouri au Liban, double explosion meurtrière près de la tombe du général Soleimani à Kerman, dans le sud de l’Iran : l’année 2024 commence de façon sanglante au Proche-Orient. Gil Mihaely fait le point. Propos recueillis par Martin Pimentel.


Qui était Saleh Al-Rouri, l’homme du Hamas tué dans une attaque à Beyrouth le 2 janvier ?

Al-Arouri faisait partie des deux ou trois leaders les plus importants du Hamas avec une légitimité, une expérience et des compétences relavant à la fois de l’action militaire et de la dimension politique. Il était également, comme Yahya Sinwar, un bon connaisseur de la société israélienne, avec une bonne maitrise de l’hébreu. Depuis sa libération, en 2010, de la prison israélienne, Al-Arouri tissait des liens importants avec la Turquie où il séjournait jusqu’à 2015. Son installation à Beyrouth lui avait permis de se rapprocher du Hezbollah et des Iraniens.

Enfin, contrairement à la plupart des autres leaders du mouvement islamiste palestinien, originaires comme le fondateur, le Cheikh Yassin, de la bande de Gaza, Al-Arouri était originaire de la Cisjordanie (du village d’Aroura, précisément, dont il porte d’ailleurs le nom). Un atout pour le Hamas et surtout un avantage dans sa dernière mission connue : gérer le front cisjordanien de la milice.            

De nombreux observateurs ou spécialistes du renseignement soulignent le caractère exemplaire de l’opération. En quoi l’est-il ? Et pourtant, les Israéliens ne revendiquent pas ce haut fait de guerre. Pourquoi ?

Sauf accès aux informations techniques, tout ce qu’on peut en dire découle des résultats visibles de l’opération. Al-Arouri et ses proches collaborateurs ont été tués sans victimes collatérales ni victimes parmi les membres du Hezbollah. Or, au moment de sa mort, Al-Arouri était dans un quartier de Beyrouth contrôlé par la milice chiite libanaise et sans doute bénéficiait-il de sa protection en matière de contre-espionnage.

La qualité du renseignement (des informations quasiment en temps réel sur son emplacement, ses mouvements et son entourage immédiat) laisse deviner une pénétration profonde par les services israéliens et occidentaux.

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L’absence de revendication officielle, quant à elle, permet au Hezbollah de limiter sa réaction et à d’autres acteurs de « modérer » leurs discours.  

Qui sont et où se situent les autres cibles des Israéliens ?

Yahya Sinwar, le chef du bureau politique du Hamas de Gaza, dirigeant de facto de la bande de Gaza, et les autres dirigeants du Hamas de l’intérieur sont quelque part dans la bande de Gaza, probablement dans le Sud. Les autres sont au Qatar mais voyagent beaucoup. Récemment, certains étaient au Caire pour discuter avec les Egyptiens des négociations avec Israël.    

Certains affirment que Saleh Al-Arouri aurait pu être tué il y a longtemps, ou, plus généralement, affirment qu’il a parfois été dans l’intérêt de l’Etat hébreu de laisser prospérer le Hamas ou ses chefs. Quel crédit accorder à ces thèses ?

La question des assassinats des chefs est toujours complexe, et le rapport « qualité-prix » sujet à débat. Quant à la politique israélienne vis-à-vis du Hamas, il faut commencer par établir un fait de base : le Hamas et avec lui les Frères musulmans palestiniens, sont des mouvements et courants authentiques au sein de cette société et n’ont pas été ni inventés ni montés de toute pièce par Israël. Dans ce contexte, il y a sûrement eu des moments où la confrontation était plus ou moins évidente. Depuis le début des années 2010, Israël a sans doute souhaité voir le Hamas devenir un gouvernement de Gaza soucieux du développement de ce territoire et surtout le bien-être de ses membres et dirigeants.          

Que sait-on du double attentat en Iran ?

Pour le moment nous ne pouvons que constater trois éléments : le mode opératoire, les cibles visées et la région. Le mode opératoire rappelle des précédents, comme l’attentat de février 2007 contre des membres du corps des Gardiens de la république, puis en 2018 contre un défilé du même corps. Enfin, les attentats les plus meurtriers ont été commis dans le sud et sud-est de l’Iran, entre le Golfe persique et la frontière avec le Pakistan et l’Afghanistan. Ce sont des régions où des populations issues des groupes ethnoreligieux minoritaires au niveau national sont nombreuses (comme les Baloutches) ; et une activité d’insurrection et de résistance armée existe. Il est très improbable que les commanditaires soient Israël où les États-Unis, car les bénéfices tirés d’un tel massacre indiscriminé ne semblent pas à la hauteur du risque. Ce sont donc probablement ces réseaux ethnico-religieux motivés par un fanatisme anti-chiite et anti-perse ainsi que par un sentiment de relégation par le pouvoir central et l’ethnie hégémonique. Les provinces du sud-est sont les plus pauvres d’Iran : c’est un fait.

Si le Hezbollah menace mais ne semble pas décidé à se lancer dans une guerre totale au nord, la menace de l’Iran n’est-elle pas plus sérieuse ?

Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah libanais, a promis hier que la mort de Saleh Al-Arouri ne resterait pas « impunie », mais tout le monde a bien compris qu’il ne veut pas se laisser entraîner dans une guerre totale avec Israël. Une guerre de haute intensité avec l’État juif affaiblirait forcément ses positions au Liban car le point faible du Hezbollah, c’est les tensions entre sa prétendue défense des intérêts libanais et le fait qu’elle sert les intérêts de l’Iran, puissance étagère. Le gouvernement libanais et le peuple libanais n’ont pas décidé d’attaquer Israël pour aider les Palestiniens. Le Hezbollah le fait en toute illégalité. Si les conséquences pour le Liban vont ressembler à celles de l’été 2006, la milice chiite aura des comptes à rendre aux autres parties de la population libanaise.

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Une guerre ouverte avec l’Iran représente bien entendu un danger plus important. Mais ce n’est pas le choix de l’Iran. L’Iran mène une guerre d’attrition du pauvre au riche. Il souhaite diviser, pourrir la situation, décourager et épuiser l’adversaire plutôt que de remporter un « Austerlitz » – dont les Iraniens n’ont probablement pas les moyens, d’ailleurs. L’Iran prospère dans des marécages géopolitiques où des États faillis laissent le champ libre à des minorités, milices, tribus et chefs de guerre agir pour leurs propres intérêts d’abord, mais aussi au service de Téhéran. Le Liban, le Yémen, la Syrie et l’Irak en sont les principales arènes. Autrement dit, l’Iran est déjà en guerre et depuis de décennies. Mais ce n’est pas ce que nous, nous appelons « guerre ».        

Le soutien américain restera-t-il vraiment indéfectible, si le gouvernement de Netanyahou, après sa riposte légitime sur Gaza suite à l’agression du 7 octobre, se montre toujours plus belliqueux dans la région ?

Non. Contrairement à une idée reçue, depuis le rapprochement israélo-américain de 1968, la relation entre Israël et les Etats-Unis a connu des crises importantes, notamment sous Gerald Ford, président de 1974 à 1977. Mécontents des positions du gouvernement Rabin dans les négociations après la guerre de Kippour, Ford et son secrétaire d’État Kissinger avaient alors annoncé une « réévaluation » des relations bilatérales, c’est-à-dire, le gel des aides jusqu’à nouvel ordre. Et on peut tout à fait s’attendre à ce que des crises similaires se produisent si Washington tâchait de pousser Israël vers un accord régional global.   

En Occident toujours, Emmanuel Macron, lors de son appel hier à Benny Gantz, membre du cabinet de guerre de Netanyahou, a affirmé qu’il « était essentiel d’éviter toute attitude escalatoire, notamment au Liban » et a rappelé « sa plus vive préoccupation face au très lourd bilan civil et à la situation d’urgence humanitaire absolue à Gaza ». La France n’est plus une puissance de premier rang, mais elle a des cartes importantes entre ses mains. L’attention donnée aux otages à double nationalité a été très remarquée et notée en Israël, et la diplomatie française, et Macron en particulier, en ont gagné des points et de la crédibilité. Au Liban, rappelons que la France est présente au sein de la FINUL (force de l’ONU, au sud Liban) et a toujours ses réseaux même si Macron a beaucoup déçu les Chrétiens suite à l’accident désastreux au port de Beyrouth à l’été 2020. En revanche, la France a des contacts auprès du Hezbollah qui semble apprécier ce que les Chrétiens détestent. C’est la même chose en Égypte, cliente d’armements français, et au Qatar, pays allié. Dans l’ensemble, la France a des moyens pour faciliter les choses au Proche-Orient, capacité très appréciable dans une situation aussi compliquée et dangereuse.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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