La réalisatrice saoudienne Haifaa al-Mansour rate son biopic féministe sur l’auteur de Frankenstein.
Et si le monstre de Frankenstein abandonné par son créateur n’était que la transposition autobiographique de la détresse de Mary Godwin, née orpheline, reniée par son père à cause de sa relation avec le poète Shelley et trompée par son mari ? C’est la problématique centrale du film consacré à la mère de Frankenstein par Haifaa al-Mansour, réalisatrice saoudienne repérée en 2013 pour Wadjda, premier long-métrage tourné par une femme dans le royaume islamique. Le conte, réaliste et féministe, montrait le combat d’une adolescente désirant s’acheter un vélo malgré l’opposition de sa famille, et contre les interdits de toute une société misogyne.
Frankenstein a éclipsé son auteur
Le symbole est puissant, de confier à cette cinéaste la réalisation d’un biopic consacré à la fille de Mary Wollstonecraft, qui avait signé en plein Siècle des Lumières A Vindication of the Rights of Woman et Thoughts on the Education of Daughters. L’histoire de la publication de Frankenstein est aussi celle du combat d’une femme qui, dans l’ombre de son mari, poète célébré, veut faire reconnaître son œuvre. Ironie du destin, si le nom de Mary n’apparaît sur la couverture de son roman qu’à l’occasion de sa deuxième édition, la fortune de sa créature sera telle que celle-ci gardera dans l’ombre le nom de son auteur : comme le monstre a pris dans l’imaginaire collectif le nom de son créateur, le livre, puis les films qui en ont été tirés, ont éclipsé l’écrivain.
On connaît l’histoire de Mary Shelley, de sa naissance tragique, à laquelle ne survécut pas sa mère, et de la conception de son chef-d’œuvre : en compagnie de sa demi-sœur Claire Clairmont — dont le patronyme lui inspire le nom de Clerval, l’ami fidèle de Victor Frankenstein —, Mary Godwin s’enfuit du foyer paternel au bras de son amant poète. Le sulfureux Lord Byron a invité Shelley à le rejoindre pour l’été au bord du lac Léman, dans la Villa Diodati où, avec son médecin personnel, le Dr Polidori, le créateur célébré de Childe Harold prétend dialoguer avec l’ombre de Milton. L’été 1816 est pluvieux, glacial : l’éruption l’année précédente du volcan Tambora, en Indonésie, a détraqué le climat en recouvrant le globe d’un linceul de cendres, et le temps ne se prête guère au canotage ou aux excursions montagnardes, même si Shelley et Byron partent sur les traces de Rousseau se réciter La Nouvelle Héloïse dans les décors du roman. On sait le reste de la légende — les crises de jalousie, l’humiliation de Claire, celle de Polidori, les histoires de revenants qu’on lit pour tuer le temps, les hallucinations, les cauchemars, et ces yeux que Shelley, terrifié, voit s’ouvrir et le regarder, à la place des seins de Mary : à sa manière baroque et je-m’en-foutiste, Ken Russell a mis en scène tous ces épisodes dans Gothic, Ivan Passer a traité le sujet dans Haunted Summer (Un Eté en enfer), et Emmanuel Carrère lui a consacré sa première nouvelle publiée, comme son deuxième roman, Bravoure, hommage virtuose à l’un des mystères les plus fascinants de la littérature. Entre alcools forts et substances stupéfiantes, les reclus de la villa Belle Rive, comme on l’appelle encore, ne savent plus comment tromper leur ennui. Byron suggère alors que chacun des pensionnaires s’attelle à l’écriture d’une histoire de fantôme. Frankenstein naîtra de ce jeu, comme le Vampire de Polidori, que Byron s’attribuera frauduleusement avant de le renier, humiliant une fois de plus son famulus, ghost writer littéral qui se suicidera en s’empoisonnant au cyanure, à vingt-cinq ans.
Le féminisme éclipse le mystère
De cette matière si romanesque, si riche de potentiel spectaculaire, Haifaa al-Mansour ne garde que quelques scènes de débauches avinées, l’énonciation par Byron du sujet du concours, et le rêve, remarquablement mis en scène, qui visite Mary la nuit même, et dont découlera l’intrigue de son roman. Cette vision de la créature rappelée d’entre les morts, réduite à ce bras à demi-putréfié qui s’agite entre les éclairs d’une expérience de galvanisation, est l’un des rares grands moments du film.
A trop vouloir traiter les enjeux féministes d’une histoire excessivement riche — et l’on imagine aisément ce qui attira la réalisatrice dans le scénario d’Emma Jensen —, Haifaa al-Mansour laisse de côté son mystère fondamental. Certes, les intérieurs ont des chatoiements de tableaux, mais, bien que les décors du Mont-Blanc et du Léman fournissent la toile de fond du roman, on n’aperçoit ni lac ni montagnes à travers les vitres de sa villa Diodati. Devant Shelley une plume à la main, devant Byron entouré de post-its sur lesquels il jette ses vers, ou Mary griffonnant d’une main fébrile un roman qu’elle semble achever en une nuit, on croit regarder un film singulièrement vieillot, quelque vie de Balzac ou de Flaubert tournée pour la télévision, dont le réalisateur serait persuadé qu’il lui suffit de montrer son protagoniste penché sur une feuille de papier pour donner à voir le miracle de l’écriture, de l’engendrement d’une œuvre, mieux, d’un mythe.
Clin d’oeil à la Beat generation
Tout à son engagement féministe, la cinéaste minimise l’importance des poètes qui entouraient Mary Shelley. Si l’histoire littéraire a réévalué en sa faveur les importances relatives des différents acteurs de l’été 1816 — Shelley et Byron étaient les stars de l’époque, elle n’était encore rien, pas même un nom sur la couverture de son roman —, Percy Bysshe Shelley ne peut sans malhonnêteté être réduit au séducteur ombrageux, au don juan satisfait de lui-même, aussi agaçant qu’un bellâtre vampire sorti de Twilight, qu’incarne Douglas Booth. Plutôt que de cet acteur, qui a fait ses classes en interprétant le chanteur Boy George pour la BBC, on rêvait pour incarner le poète d’Ozymandias et du Prométhée délivré, d’un comédien shakespearien — ou d’un Tom Hiddleston à tout le moins. Quant à Byron… Tom Sturridge n’est pas plus convaincant dans son rôle que dans celui de Carlo Marx/Allen Ginsberg qu’il tenait dans Sur la Route, même si sa présence a le mérite d’établir un lien, quoique subliminal, entre la petite société de la villa Diodati et la Beat Generation, version américaine et moderne des outrances romantiques. On peine hélas à deviner derrière le masque de ce sybarite l’immortel auteur de Darkness, ces Ténèbres écrites durant l’été sans lumière de 1816 et qui, récemment, ont encore inspiré La Route de McCarthy.
Face aux deux fantoches qui la séduisent tour à tour sans forcer leur talent, Elle Fanning se borne un peu à se montrer jolie, beaucoup plus que ne l’était Mary Shelley — mais nous sommes au cinéma, dans une grosse production américano-irlandaise. Il y a plus grave : à concentrer son scénario sur le ménage à cinq formé par Mary, Shelley, Claire, Byron et Polidori, plutôt que sur les visions qui animaient ces fortes personnalités, al-Mansour brosse un portrait à l’exact opposé de celui qu’elle voulait dresser : l’auteur génial de Frankenstein, cette jeune femme qui, à dix-neuf ans, créa l’un des deux mythes les plus puissants, les plus féconds de toute la littérature fantastique, n’était-elle au fond qu’une innocente adolescente séduite par un amant volage ?
Frankenstein a deux cent ans
En outre, la cinéaste passe sous silence l’importance des contributions de Percy, lecteur attentif et pertinent, qui conseilla Mary et lui suggéra plusieurs épisodes et réflexions inclus dans le roman. Elle oublie que Mary, après sa disparition prématurée, consacra le reste de sa vie à faire connaître son œuvre, et à pleurer sa perte tout au long d’un journal qui prend souvent la forme d’une lettre adressée au mort chéri (Mary Shelley, Que les étoiles contemplent mes larmes, journal d’affliction, éd. Finitude), en conservant dans le bureau sur lequel elle écrivait le cœur momifié de son amour perdu. Que Byron inspira le personnage principal du Dernier Homme est également passé sous silence. Dans ce second chef-d’œuvre, pourtant, Mary Shelley inventait – certes influencée par Le Dernier Homme de Jean-Baptiste Cousin de Grainville, publié en 1805 -. un autre archétype littéraire : celui de l’ultime survivant de l’humanité, errant parmi les ruines de la civilisation. C’eût été rendre un digne hommage à la mère de Frankenstein que de la montrer, pour célébrer les deux cents ans de son Prométhée moderne (Sous-titre de Frankenstein), plutôt qu’en midinette se piquant au passage de littérature, sous les traits de l’écrivain de génie qu’elle fut.
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