A l’occasion du Sommet de la Francophonie d’Erevan en Arménie, le président Macron a relativisé le lien du français avec la France. Selon lui, « le français s’est émancipé de son lien avec la nation française ». Il est « la propriété de tous ».
Il est plusieurs personnages publics sur lesquels les voyages en avion loin de chez eux provoquent des phénomènes psychologiques surprenants les conduisant à agir ou parler de façon curieuse : on ne présente plus les saillies narratives du pape François, manifestement sujet à l’ivresse des cimes lors de conférences de presse aériennes devenues légendaires et que l’on finit par redouter en se demandant ce qui va bien pouvoir encore lui passer par la tête. On fera une petite place sur le podium à l’inénarrable Justin Trudeau, tout heureux d’enfiler ses costumes de carnaval et d’habiter avec enthousiasme la multiculture qui seule l’anime jusqu’au grotesque.
Le syndrome de Copenhague
Emmanuel Macron, quant à lui, souffre d’un mal particulier, inconnu des médecins jusqu’alors. Un mal qui le pousse à énoncer depuis l’étranger des propos dans lesquels il prend – au minimum – ses distances avec le pays dont il est issu et dont il est le représentant. Il y eut les fainéants, les cyniques, les extrêmes, depuis Athènes ; il y eut les Gaulois réfractaires au changement depuis le Danemark ; il y eut la France irréformable en Roumanie ; il y eut la mafia bretonne lors de l’entretien au Vatican avec le pape (et l’on regrette du coup que nos deux compères n’aient pas encore songé à donner de drolatiques conférences aériennes communes).
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A l’ONU, devant le monde entier, ce fut l’occasion idéale pour rappeler en martelant dans une grande agitation que la France était « un pays qui avait fait beaucoup d’erreurs, beaucoup de mauvaises choses », inventant l’autoflagellation et la repentance par anticipation, quand personne même ne les demandait (pour une fois).
Langage pour tous
Il ne fallait donc surtout pas rater cette bonne aubaine, depuis Erevan en Arménie où se tenait le 17ème sommet de la Francophonie, d’enfoncer une nouvelle fois toute forme d’attachement national – lequel est, comme chacun sait, dans cette grammaire politique sommaire et manichéenne, responsable de tous les maux de la terre -, dans un discours qui semble prononcé en état de stabulation libre ou de position géostationnaire quelque part très haut et très loin. Pour le chef de l’Etat, « le français s’est émancipé de son lien avec la nation française ». Première nouvelle.
Porter un regard objectif sur l’expansion de la francophonie, qui prévoit que la langue française sera la seconde langue la plus parlée au monde à l’horizon 2065 (elle est actuellement en 5ème position) en raison notamment de son expansion africaine, considérer la pluralité des aires géographiques et des lieux possibles d’appropriation de la langue hors des frontières hexagonales, considérer enfin l’infinie capacité intégratrice du français : voici qui ne souffre guère la contradiction et qui est également motif de fierté. Il paraît sain, en effet, de ne pas s’arc-bouter sur une vision rabougrie ou « grincheuse » de la langue (discours de mars 2018 à l’Académie française), à l’instar de Victor Hugo qui expliquait dans la célèbre préface de Cromwell qu’une langue est vivante à proportion qu’elle est évolutive, qu’elle ne saurait être figée dans des canons éternels et que c’est précisément cette dynamique qui en manifeste la force : « La langue française n’est point fixée et ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas. (…) C’est en vain que nos Josué littéraires crient à la langue de s’arrêter ; les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent. » Il y a longtemps qu’on sait tout cela.
La français est une langue issue de la France
Pourquoi, en revanche, vouloir à toute force déconnecter la langue du terreau qui l’a enfantée et qui en est la matrice, terreau géographique, certes, mais aussi historique ? Pourquoi vouloir à ce point désincarner la langue dès lors qu’il s’agit de ses origines nationales pour souhaiter bizarrement avec autant de force qu’elle aille littéralement se faire incarner ailleurs ? Soit on en fait une sorte de langue universelle hors-sol porteuse de valeurs, déconnectée de tout matériau initial, sorte de langue mentale de l’universalisme (ce qui n’est pas sans renvoyer à une forme discrète et efficace de néo-colonialisme), soit on ne voit pas pourquoi son lieu privilégié d’incarnation géographique serait davantage le « bassin du Congo » (selon le discours du président) plutôt que son véritable lieu originel.
Senghor, Kundera, Ionesco qui sont cités par le président dans ce discours hors-sol (aux sens propre et figuré) ne se sont pas appropriés la langue française parce qu’elle était désincarnée mais au contraire parce que leur trajet de vie, leur histoire et ses aléas les ont conduits en France. Une langue n’est pas un système conceptuel à l’état pur, une langue n’est pas un manifeste politique, une langue n’est pas un langage informatique, une langue n’est pas une idéologie transportable n’importe où au gré du vent : une langue est un alliage complexe de terre et de temporalité, de mémoire et de projection ; elle n’est pas l’un contre l’autre. Or, il se trouve que le français est la langue issue de la France, aussi bizarre et incongru que cela puisse paraître.
Make french great again
Il se trouve également que la Constitution définit le français comme étant « la langue de la République ». L’espace national est donc défini à la fois par son régime politique mais aussi par son régime linguistique, n’en déplaise aux apôtres du multilinguisme, du patchwork culturel et de l’abolition des frontières, et cela pour des raisons géographiques et historiques – ce qui est exactement le propre des nations. Emmanuel Macron semble d’ailleurs involontairement reprendre à son compte cette conception politique de la langue, mais pour l’exporter en la dénaturant et en l’instrumentalisant : la francophonie doit être, dit-il, « ce lieu du ressaisissement collectif contemporain » (comprenne qui pourra) ou encore, plus surprenant : « La francophonie doit être féministe ». Pourquoi ceci plutôt qu’autre chose ? Nul ne sait… Quand on voit du reste à quelles tortures le néo-féminisme soumet la langue, on n’est pas franchement certain de vouloir partager à toute force ce noir dessein…
La langue française se voit donc à la fois privée de sa source native et transformée en outil sociétal. La langue qui est un des enjeux du contrôle actuel des opinions, soumise aux pressions manipulatrices et hystériques du politiquement correct, se voit ici clairement définie comme un espace de revendication, assignée non plus à résidence mais à objectif politique, soit le contraire de la liberté créatrice d’appropriation poétique qui en fait la richesse et la saveur, celle-là même qui permit à Senghor de parler de « négritude ».
Tout ceci est-il surprenant quand la seule acception du terme tant honni de «nation» dans ce nouveau catéchisme est celle d’être une «start-up» de la Station F d’où, juste avant de s’envoler pour Erevan, le président s’adonnait, comme un poisson dans l’eau, aux délices d’un anglais lui-même dénaturé, à grands renforts de «commodity», de «take for good», d’ «early stage» et autres process d’inculture mondiale ?
Sans compter la nomination très contestée car contestable de Louise Mushikiwabo, ministre rwandaise de Kagame, à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), dont le pays s’est distingué, sur ce sujet, en remplaçant le français par l’anglais dans l’enseignement et l’administration. La frontière entre le « en même temps » et le tout et n’importe quoi n’est décidément, le plus souvent, pas plus épaisse que le début du commencement d’une feuille de papier à cigarette.
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