Comme tous les auteurs ayant joui d’une grande faveur de leur vivant qui devait autant au public qu’à la critique moutonnière, Françoise Sagan est à la fois menacée par un danger posthume et par un malentendu.
Le danger posthume s’appelle l’oubli en trompe-l’œil mais l’oubli tout de même. On connaît votre nom, on ne vous lit plus. Vous n’avez même pas la possibilité de vous réfugier dans les manuels ou les travaux universitaires car on ne vous prend pas au sérieux. Sagan ? Vous n’y pensez pas ? Trop légère ! Panoplie littéraire ! Phénomène de foire ! Aucune profondeur ! Aucune remise en question du roman ! Parlez-nous plutôt de Duras ! Alors ça, oui ! Souffrance ! Parole oraculaire ! Faites-moi plutôt votre thèse sur Duras! L’alcoolisme chez Duras, tenez ! Sagan buvait aussi ? Mais ce n’est pas la même chose. Sagan buvait pour faire la fête, d’ailleurs elle boit du champagne et du whisky ! Légèreté insoutenable ! Tandis que Duras, c’est le gros rouge qui tache. L’alcoolisme coupable, honteux. Très bavard, en même temps, ce qui est toujours utile pour une étude universitaire… Alors oubliez Sagan ! Duras vous-dis-je !
Le malentendu sur Sagan découle de là. On n’imagine pas que Sagan soit autre chose que cette créature surdouée aux pieds nus surgie des fifties, le « charmant petit monstre » décelé par Mauriac. Et ensuite qu’elle vieillisse avec son public composé majoritairement de cette bourgeoisie des seventies, celle qui se tuait sur la départementale des Choses de la vie ou passait ses vacances à l’Hôtel de la Plage.
C’est oublier une règle fondamentale du succès pour les grands écrivains. Le succès est toujours un malentendu. Prenez Modiano, par exemple. Normalement, qui aurait dû s’intéresser à ces histoires où il ne se passe rien, ces errances dans des quartiers désertés, ces personnages qui se ressemblent tous ? Pas grand monde alors qu’on voit bien pourquoi Musso ou Levy, ça plaît. C’est fabriqué pour ça, en laboratoire. René Julliard, qui a lancé Sagan à 17 ans avec Bonjour tristesse, avait fait la même chose avec Minou Drouet à la même époque. Mais voilà, Sagan, ça a continué. Elle en était même la première étonnée. Et de cet étonnement, elle fait part dans Des bleus à l’âme.
Déconstruction du mythe Sagan
Le livre paraît en 1972 aux éditions Flammarion. Sagan a 37 ans, une dizaine de titres derrière elle, qui sont autant de succès. Elle fait partie du paysage. Elle est bien à sa place, au premier rang, sur la photo de classe de la république des lettres. Alors, elle décide de déconstruire son mythe. La déconstruction, dans les années 70, c’est à la mode. On déconstruit les villes, le roman, la politique. On est après 68, il faut dire. Mais Sagan, dans Des bleus à l’âme va déconstruire avec ironie, humour, histoire de faire passer ses angoisses : « Attention à la gaieté. Je me méfie de cette douce euphorie qui, après un dur départ, saisit un écrivain au bout de deux ou trois chapitres et qui lui fait marmonner des choses comme : « Tiens, tiens, la mécanique s’est remise en marche ! » -« Tiens, tiens, ça repart. ». Phrases modestes de mécanicien, certes, mais parfois suivies de : « Tiens, tiens, je ne serai pas obligé de me tuer. » (phrase plus lyrique mais parfois vraie.) C’est ainsi que déraille le créateur, se distinguant, par cette dissonance de ton, de ses camarades de classe, les autres humains. »
Il y a bien marqué roman sur la couverture mais c’est un roman si l’on veut. En fait, elle fait alterner les chapitres où elle parle d’elle, de son métier d’écrivain, de sa vie et les chapitres où elle raconte une histoire archétypique de son univers, qu’elle écrit sous nos yeux en la commentant sans cesse : un frère et une soeur qui vivent ensemble, aimables parasites mondains se promenant sur le fil du rasoir entre vacances à Saint-Trop chez les riches et misère dorée dans des appartements parisiens prêtés par des mécènes intéressés par ces corps encore jeunes qui savent en plus se montrer des compagnons idéaux dans les fêtes, les soirées, les après-midi de conversations au bord des piscines : « Oui, je sais : me voici retombée en pleine frivolité… Ce fameux petit monde saganesque où il n’y a pas de vrais problèmes. Eh bien oui. C’est que je commence à m’énerver, moi aussi, malgré mon infinie patience. »
Alors plutôt que de sombrer dans les grandes déclarations, Sagan fait le point, Sagan montre l’air de rien que sa « frivolité » aussi est politique. Savoir être subversive sans avoir l’air d’y toucher en racontant l’histoire de Sébastien et d’Eléonore et tant pis pour ceux qui ne voient pas qu’un écrivain se met toujours en danger, comme Pasolini dans les mêmes années. Elle joue constamment, dans Des bleus à l’âme avec l’image que lui ont collée les médias, même si on ne les appelait pas encore comme ça : « Non pas que cette image ne m’ait pas servie, mais j’ai quand même passé dix-huit ans cachée derrière des Ferrari, des bouteilles de whisky, des ragots, des mariages, des divorces, bref ce que le public appelle la vie d’artiste. Et d’ailleurs, comment ne pas être reconnaissante à ce masque délicieux, un peu primaire, bien sûr, mais qui correspond chez moi à des goûts évidents : la vitesse, la mer, minuit, tout ce qui est éclatant, tout ce qui est noir, tout ce qui vous perd, et donc permet de vous trouver. Car on ne m’ôtera jamais de l’idée que c’est uniquement en se colletant aux extrêmes de soi-même, avec ses contradictions, ses goûts, ses dégoûts et ses fureurs que l’on peut comprendre un tout petit peu, oh je dis bien un tout petit peu, ce qu’est la vie. En tout cas, la mienne. »
Nous y voilà. Des bleus à l’âme est le livre où Sagan se révèle pour ce qu’elle est. Une de nos très grandes moralistes, qui prend la littérature au sérieux même si elle ne le montre pas parce qu’elle ne supporte pas les discours et les démonstrations, contrairement à Duras encore une fois. C’est cette politesse qui lui coûte cher aujourd’hui, sauf pour ceux qui savent lire et qui comprennent avec le temps que sa virtuosité — il faut voir l’habileté soyeuse avec laquelle est construite ce vrai-faux roman que sont Des bleus à l’âme —, n’est jamais de la facilité : juste du grand art.
Des bleus à l’âme, Françoise Sagan, Flammarion, 1972 (2 €, vide-greniers à Aubazine).
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !