Muse de Picasso et peintre elle aussi, Françoise Gilot est morte le 6 juin, à 101 ans, et a osé défier l’ogre après dix ans de vie commune.
François Gilot a vingt-et-un ans lorsqu’elle rencontre Picasso en 1943. Il a la soixantaine et il est au faîte de sa gloire, considéré comme un dieu vivant. Elle peint déjà, mais nous ne le saurons que bien plus tard. Ce qui frappe chez une si jeune femme, c’est sa capacité à rester elle-même face à l’Ogre. Ainsi, Pierre Lescure dans l’émission C à vous annonçant sa mort, a montré des images d’archives accompagnées du commentaire de la principale intéressée, où on voit qu’à chaque portrait d’elle que fait le peintre, elle répond par un autoportrait ; sorte de reprise de l’image par la Muse en personne ! Et cela donne une extraordinaire dialectique picturale : Françoise Gilot, ou l’art de se récupérer, comme femme et comme artiste. Elle le quitte au bout de dix ans de vie commune, en 1953. Elle fut la seule à oser faire une chose pareille ! On ne quitte pas Picasso, on ne lui dit pas non, non plus. Elle raconte dans un documentaire pour Arte qu’il l’appelait « La femme qui dit non », et qu’il nommait le petit Paul qu’ils avaient eu ensemble : « le fils de la femme qui dit non » ! Ambiance à Vallauris…
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Pour François Gilot, il valait mieux, en effet, être la femme qui dit non que « La femme qui pleure », un des tableaux les plus célèbres du maître. Il ne lui pardonna jamais vraiment cette résistance…
Suite à leur séparation, elle écrit un livre publié en 1964 intitulé Vivre avec Picasso ; livre qui déclenchera la colère du peintre. Lequel, mauvais joueur, rameutera tout le gratin culturel proche du PC en avril 1965, afin de signer dans Les Lettres Françaises, l’hebdomadaire d’Aragon, une tribune pour interdire la publication du « brûlot ». Cette cavalière émérite nous apprend pourtant des choses bien anodines, par exemple que l’homme qui aimait tant la tauromachie ne craignait qu’un seul animal : le cheval. Et, plus généralement, elle ne fait preuve d’aucun ressentiment dans sa façon de parler de lui. Elle raconte sans régler de comptes, avec humour et détachement, les traits de caractère du grand homme et leur vie en commun. C’est toujours dans ce documentaire sur Arte qu’elle prononcera avec une sorte d’ironie sereine cette phrase que je cite de mémoire et qui m’avait tant frappée ; à savoir que si elle, Françoise Gilot, savait à peu près, au bout de cinq ans qui était Picasso, au bout de dix, lui, n’avait d’elle aucune idée…
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C’est aux États-Unis qu’ensuite, elle ira vivre, qu’elle épousera un autre peintre, et produira 1600 toiles et 3600 œuvres sur papier en une seule vie ! Et c’est dans tout le pays et ailleurs qu’elle exposera. Elle a 98 ans lorsqu’elle expose pour la dernière fois et ne se retirera de ce monde, définitivement, que trois ans plus tard ; soit le 6 juin 2023.
Il nous reste à espérer qu’à cette femme d’une énergie peu ordinaire soit consacrée une rétrospective de ses œuvres en France, afin que sa peinture soit pleinement reconnue et appréciée, et qu’elle ne se réduise pas, même s’il y a pire réduction, à « La femme qui dit non », mais qu’elle apparaisse comme la femme qui aura su dire un oui magistral à la vie pendant… 101 ans !