Le jour même où Françoise Cachin nous quittait, le « Livre blanc sur l’état des musées de France », rédigé par l’Association générale des conservateurs des collections publiques, qui réunit un millier de membres, était rendu public dans la presse. Il dénonce pour la première fois, à haute voix, ce qu’elle avait, dans les dernières années de son mandat, dénoncé seule, dans l’indifférence quasi générale de ses confrères, suscitant l’irritation de sa hiérarchie et très vite l’hostilité du ministère, jusqu’à ce qu’elle fût en effet remerciée du Conseil artistique des musées auquel elle appartenait de droit, et démise de la présidence de FRAME, l’association des musées franco-américains qu’elle avait cependant créée. Par la suite, elle n’a jamais cessé de batailler, toujours dans un silence embarrassé puis hostile, contre la dérive mercantile des musées qui les voit assimiler les œuvres patrimoniales qu’ils ont la charge de conserver, d’étudier et de faire connaître, à de simples marchandises que l’on peut vendre ou bien louer, comme s’il s’agissait de réserves naturelles de pétrole ou de champs de patates.
L’arrogance des nouveaux maîtres de la finance et de la communication
En écrivant ce texte, à la veille des obsèques de mon amie, je suis tombé, au hasard de Google, sur la fiche technique éditée par le ministère de la Culture décrivant la profession de conservateur de musée des collections publiques. Elle commence par ces lignes : « L’image ancienne et poussiéreuse du conservateur a volé en éclats : d’un rôle de responsable scientifique, le conservateur est devenu, avec la mutation du monde des musées, un gestionnaire, parfois un véritable chef d’entreprise. »
Quel mépris de la science et des scientifiques, ces personnages pittoresques et poussiéreux dont on aimerait se passer, mais aussi quelle arrogance des nouveaux maîtres de la finance et de la communication ! Et dans ce « véritable chef d’entreprise » tendu en modèle au futur conservateur, quelle triste ambition de remettre la direction des musées à des gens étrangers au monde de la culture, mais très proches en revanche de celui du business et des médias !
Désormais, dans les textes officiels encadrant les contrats entre musées, quand vous lirez le mot « prêter », comprenez « louer ». Hier, on prêtait, à titre gratuit par définition, dans un but éducatif et pour des expositions à caractère scientifique, des œuvres tirées des collections publiques. Aujourd’hui, on les loue, dans le cadre d’un échange commercial, pour des expositions bavardes et inutiles, parfois installées dans des lieux privés, dans le seul but de « générer des profits considérables qui vont de 1 à 3,5 millions d’euros par an », comme l’écrit ingénument, dans la novlangue du « véritable chef d’entreprise », qui a peu à voir avec celle de Focillon ou d’André Chastel, l’actuel directeur du musée Picasso[1. Anne Baldassari : « Nos expositions ne sont ni cyniques ni mercantiles », Le Monde, 8 février 2011] dans un article publié deux jours après la mort de Françoise.
J’ai parfois entendu dire de Françoise Cachin qu’elle était une femme « dure », « autoritaire », « intransigeante ». Elle l’était, en effet. Elle ne pouvait que l’être dans l’exercice de ses fonctions. Première femme directeur des Musées de France, poste auquel elle fut nommée en 1994 par Jacques Toubon, elle venait de l’Université, pas du monde des affaires ni de la haute administration. Dans un milieu où on est peu sensible à la présence féminine et dont le courage n’est pas la qualité première, il lui fallait s’imposer comme femme et comme patronne. Elle s’est imposée, en durcissant des traits qu’au naturel elle avait des plus agréables et souriants.
Françoise aura été l’honneur de cette génération qui a fait des musées ce qu’ils sont devenus.
Elle n’était pas fonctionnaire à l’origine, mais avait été reçue, en 1966, au concours national de recrutement des conservateurs des collections publiques, créé l’année précédente. Elle rappelait souvent gaiement que nous l’avions passé ensemble, ainsi qu’avec Irène Bizot. En ces temps lointains, on craignait encore l’usage excessif de l’électricité pour éclairer les musées. Ensuite, nous avons longtemps roulé nos bosses, chacun sur nos chemins, avant de revenir secouer la poussière ensemble. Car poussière il y avait. Françoise Cachin aura été l’honneur de cette génération qui en trente ans, a fait des musées ce qu’ils sont devenus.
Dure à l’occasion, mais surtout courageuse. Le fonctionnaire est là pour tenir et maintenir quand les ministres passent. J’ai compté, pendant la quarantaine d’années que Françoise a consacrée aux musées, plus de trente ministres de la Culture, les pires et les meilleurs. Je me souviens d’un épisode très significatif. Le ministre d’alors nous avait réunis pour nous annoncer la dissolution du Comité d’acquisition des musées de France. Aussi ancien que les musées, ce Comité en était le symbole. Chaque mois nous étions une cinquantaine de conservateurs à nous réunir, de la France entière, petits et grands musées de tous les temps et de tous les espaces, du musée des Eyzies au musée Picasso et de Guimet au Louvre. Nous examinions les projets d’acquisition, qui étaient alors financés par la Réunion des musées nationaux : c’était la garantie du principe que nous croyions inaliénable, de la mutualité des musées : les petits sont nourris par les gros, puisque le patrimoine, national par essence, est celui de tous, qu’il s’agisse des trésors de la Grande Galerie ou de la petite collection de céramiques d’un lointain musée de région. C’était l’occasion, pour chacun d’entre nous, de se livrer à de grands morceaux d’éloquence et d’érudition pour convaincre ses confrères de la nécessité de tel ou tel achat, une formation permanente pour tous. Surtout, c’était une opportunité de se rencontrer, de se connaître –on avait assez peu l’occasion d’aller à Pau, ou même à Fontainebleau −, d’échanger, de prendre connaissance des problèmes et éventuellement de faire front ensemble. Et voilà que cette communauté allait disparaître. Chacun mourrait de son côté, seul, abandonné et sans le sou désormais, seuls les très grands musées étant assurés de grandir jusqu’à devenir des monstres d’autosuffisance.
Interdits, stupéfaits, nul d’entre nous n’osa répondre à ce ministre. Alors Françoise se leva, monta sur l’estrade et prit le micro. De sa voix tranquille mais indignée, elle souligna le désastre que cela serait ; elle avait vu clairement la manœuvre : c’était non seulement renoncer à la mutualité des musées, donc à l’unité et à l’indivisibilité du patrimoine, mais encore diviser le corps des conservateurs, le rendre impuissant et muet, de sorte à pouvoir, entre soi, entre « véritables chefs d’entreprise », préparer les mauvais coups, dont le contrat privé passé avec un émirat fut l’exemple le plus éclatant.
J’ai beaucoup admiré Françoise ce jour-là, malgré sa dureté souriante et inflexible, ou plutôt à cause d’elle.
Un autre épisode, autrement pénible, fut celui des MNR, les « Musées nationaux récupération », l’indication que portaient les œuvres d’art spoliées par les nazis et inventoriées par les musées. Françoise avait courageusement entrepris de rouvrir le débat et de régler le problème qu’on avait enterré depuis trop longtemps. Mal lui en prit. Elle fut l’objet d’insinuations et de lâchetés indignes, adressées qu’elles étaient à la petite-fille d’un militant communiste et d’un vieux peintre anarchiste – Marcel Cachin et Paul Signac.
Une autre nouvelle a été publiée dans la presse, deux jours après sa mort, qui l’aurait autant réjouie, je crois, que l’annonce de la parution du Livre blanc des conservateurs le jour de sa disparition : la nouvelle que, grâce au combat de quelques-uns, en particulier Pierre Nora, le ministère de la Marine ne serait sans doute pas transformé, comme cela avait été prévu, en un hôtel de luxe avec galeries marchandes[2. « Le sort de l’Hôtel de la Marine », Le Monde, 8 février 2011] .
Le ministère de la Marine, pour moi, c’est la gravure de Charles Meryon, où le monument est attaqué de profil par une escadrille d’oiseaux de proie griffus et monstrueux. Meryon, ce fut le graveur du Paris de Charles Baudelaire : le Pont au Change, la Morgue, le chevet de Notre-Dame de Paris, le Pont Neuf, c’est-à-dire le Paris même que Françoise a chéri, et au centre duquel elle vivait, dans l’île Saint-Louis, derrière l’Hôtel de Lauzun.
Elle avait, au début de sa carrière, écrit un bel essai, publié dans la collection des Lieux de mémoire de Pierre Nora sur le paysage français, des miniatures de Pol de Limbourg aux vues de la Seine de Bonnard et de Jean Fouquet à Corot. Analyse érudite et sensible, dont certains passages seraient sans doute aujourd’hui soumis à la censure puisque elle ose y parler d’un « sentiment d’identité nationale » « lié structurellement à l’art du paysage »[3. « Le Paysage du peintre » in La Nation II, Gallimard, Les Lieux de mémoire, 1986 , p. 439]. Elle écrivait en conclusion que ces paysages peints qui survivent à l’art du peintre et nous aident aujourd’hui à revoir des lieux et des instants sont aussi des « memento mori implacables »[4. Ibid, p. 463].
« Les impressionnistes à Paris » : une nouvelle image de la ville
Or, cet art du paysage, paysage rural, paysage mélancolique, paysage de la mort et de la vanité dont elle devait longtemps scruter les traits de la Bretagne à la Méditerranée, elle devait l’enrichir, à la fin de sa vie, par un autre art du paysage, cette fois de la ville, dans une magnifique exposition qui s’est tenue, non à Paris mais au musée Folkwang d’Essen, dans la Ruhr, Images d’une métropole : les Impressionnistes à Paris[5. Bilder eine Metropole : Die Impressionisten in Paris, musée Folkwang , Essen , octobre 2010 – janvier 2011].
Il s’agissait de plus, bien sûr, que des Impressionnistes : elle commence, là aussi, avec Corot, pour finir avec Matisse. Mais surtout, elle montre, mêlées aux maîtres, de Manet à Caillebotte, des œuvres peu connues, de Maximilien Luce à Devambez, d’Adler à Louis Anquetin, ou d’étrangers, de Menzel à Evenepoel, qui donnent de Paris une image bien éloignée de la vision traditionnelle de la « Ville-lumière ». Cette ville industrielle et pauvre, avec les cheminées d’usines, les fumées des locomotives et les gazomètres, avec les foules en fureur, les défilés, les émeutes ouvrières, me fait penser que le conflit qui l’avait opposée, lors de la conception du musée d’Orsay, à Madeleine Rebérioux, n’avait peut-être pas été aussi définitif qu’on l’avait dit[6. Jean-François Revel a parfaitement résumé cet épisode en évoquant la « politique culturelle » inventée par les socialistes en 1981 : « L’ère de la culture comme pédagogie commence (…). L’art sera rendu à sa fonction qui est d’illustrer l’histoire du mouvement ouvrier. Par exemple, le ministre de la Culture, Jack Lang, a dépêché une historienne des mouvements sociaux auprès des historiens d’art qui se consacraient impunément depuis trois années à l’installation du futur musée d’Orsay où sera exposée la peinture française du XIXe et du début du XXe siècles. La mission de cette personne est de faire rayonner sur les conservateurs des musées nationaux une surveillance sanctifiante pour les empêcher de céder à la tentation picturale. » La Grâce de l’Etat, Grasset, 1981, pages 157-158]. La dureté ou l’intransigeance supposée de Françoise n’étaient pas aveuglement ni suffisance, mais plutôt réserve et réflexion en attendant la décision.
À mesure que le temps a coulé et que la politique culturelle en France s’est infléchie vers un ultra-libéralisme désastreux pour le patrimoine, elle n’aurait plus eu à choisir, peut-être, entre ses deux grands-pères, celui qui croyait au ciel de la réflexion politique et celui qu’elle chérissait, qui avait choisi la solution esthétique dans la lumière pure du ton décomposé. C’est, je crois, les deux, le politique et l’artiste, qu’elle aurait fini par appeler à l’aide.
Conservateur des musées de France, ancien directeur du musée Picasso, directeur de la Biennale de Venise du Centenaire, Jean Clair est l’auteur de très grandes expositions comme « Vienne, 1880-1938, naissance d’un siècle » (1986, Centre Georges-Pompidou, Paris), « L’Ame au corps, arts et sciences, 1793-1993 » (avec Jean-Pierre Changeux, Grand Palais, Paris, 1993), « Mélancolie : Génie et folie en Occident », (2005, Grand Palais, Paris), « Crime et châtiment », (avec Robert Badinter, 2010, musée d’Orsay, Paris). Il a également publié de très nombreux ouvrages, essais, pamphlets, journaux, dont certains ont suscité des polémiques féroces. Paraissent prochainement deux livres, L’Hiver de la culture, (Flammarion) et Dialogue avec les morts (Gallimard).
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