Accueil Édition Abonné « Après les attentats, j’aurais trouvé normal que le ministre de l’Intérieur présente sa démission »

« Après les attentats, j’aurais trouvé normal que le ministre de l’Intérieur présente sa démission »


« Après les attentats, j’aurais trouvé normal que le ministre de l’Intérieur présente sa démission »
François Sureau, avocat et écrivain. / Hannah Assouline

L’avocat et écrivain François Sureau a contesté les dernières lois antiterroristes au nom de la Ligue des droits de l’homme devant le Conseil constitutionnel. Reprenant ses plaidoiries dans son essai Pour la liberté (Tallandier, 2017), il estime que les dispositions adoptées après les attentats piétinent nos principes fondamentaux sans garantir notre sécurité. Entretien.


Causeur. Vous dénoncez les atteintes à nos libertés contenues dans les lois antiterroristes. Mais aujourd’hui, le garde des Sceaux applaudit l’appel à la délation lancé par « Balance ton porc » et, donc, la justice expéditive de la rue. N’est-ce pas une atteinte bien plus grave, à laquelle aucun Conseil d’État ne remédiera ? D’une façon générale, est-ce le pouvoir qui menace nos libertés ou l’intrusion numérique généralisée qui fait que le droit à la vie privée ne sera bientôt plus qu’un lointain souvenir ? « Les temps sont toujours difficiles pour ceux qui n’aiment pas la liberté », dites-vous. Notre temps est difficile pour ceux qui l’aiment.

François Sureau. Je n’aime pas les appels à la délation, ni qu’un garde des Sceaux les encourage. Si j’adhère au souci de retrouver une forme de civilité dans les relations entre les sexes, je ne peux pas croire qu’elle passe par le pilori médiatique en dehors des formes du droit, ces formes qui seront bientôt, au train où vont les choses, la seule chose qui nous reste de ce qu’il y avait de bon dans les temps anciens. Mais « bien plus grave », non, je ne le crois aucunement. Car ce qui est en cause dans les lois antiterroristes ne concerne pas nos mœurs, ni la liberté au sens le plus plat de ce terme, celle d’aller et de venir, de boire des bocks en terrasse ou d’écouter de la musique. Ce qui est en cause, c’est l’autonomie du citoyen, qui donne à l’État sa légitimité et donc sa puissance. Si l’État dispose, hors du contrôle d’un juge indépendant, de la faculté d’intervenir dans nos vies, il fait par là même disparaître l’idée du citoyen, qui bientôt s’abstiendra de manifester, d’écrire, de penser, sans s’en rendre compte, presque insensiblement.

Il n’y a pas de société démocratique sans jouissance effective de la liberté, comme Simone Weil l’avait bien vu, et ce n’est pas sans angoisse que l’on voit cette liberté se faire rogner sur les bords par une foule de gens qui n’y ont pas assez réfléchi. Aujourd’hui, motif pris de l’islamisme, et cela nous convient ; demain, motif pris d’autre chose, à quoi peut-être vous ou moi, quelles que soient les opinions qui nous séparent, ne pourrons adhérer. J’ajoute qu’il est souvent paradoxal de voir des personnes attachées, de manière presque burkienne, à notre « tradition nationale » renoncer si facilement à ce qui en fait le sens, à ce qui en forme le cœur, à ce qui correspond au deuxième terme, si souvent oublié, de la définition de la nation par Renan, celui de l’« héritage » de nos prédécesseurs. C’est cette prééminence du citoyen qui confère à l’État sa légitimité, et partant sa puissance. Ce n’est pas sans inquiétude qu’on voit l’État y renoncer, dans le moment même où nos adversaires dénoncent abusivement cette manière que nous aurions de ne plus croire à rien de ce qui prétendument nous constitue.

Ils dénoncent plutôt ce à quoi nous croyons encore… Et ce n’est pas rien d’être potentiellement épié par tous ses concitoyens au nom de la transparence.

Il n’est pas défendu de penser plusieurs choses ensemble. L’intrusion numérique est en effet inquiétante. Tirer argument de l’existence de cette intrusion pour juger à peu près normal qu’on fouille votre ordinateur, sous n’importe quel prétexte, sans mandat d’un juge, me paraît peu compréhensible.

Par ailleurs, l’ère numérique pose en effet des problèmes de libertés auxquels il faudra bien s’attaquer un jour comme les algorithmes de la justice prédictive, les possibilités presque infinies de manipulation des images, les atteintes à la sécurité des scrutins publics ; tout comme d’ailleurs la protection des droits constitutionnels des citoyens français dans cet univers nouveau, qui est devenu mondialisé. Que se passera-t-il en cas de transferts de fichiers d’un géant privé de l’information à un autre, en dehors du territoire français, et de leur cession à une banque, à un assureur, aux services d’un autre État ?

Il a fallu attendre le général de Gaulle pour voir élu un président de la République qui, né catholique, pratiquait sa religion

Reste que, si les gouvernements ont cédé, comme vous le dites, c’est plutôt à l’islamisme rampant qui menace la cohésion sociale qu’aux « sirènes populistes ».

Le « plutôt », dans votre phrase, m’inspire la même réserve qu’à propos de la délation. Ou même pire, si vous le permettez. Sans être le moins du monde adepte des théories du complot, je suis frappé de voir que ce sont les mêmes gouvernements qui tolèrent que des fractions du territoire basculent dans des systèmes contraires à l’esprit, ou à la lettre de nos lois, qui se croient tenus quittes en réduisant, pour des bénéfices pratiques que tous les spécialistes s’accordent à considérer comme à peu près nuls, les libertés de l’ensemble des Français. C’est une double victoire, symbolique et pratique, pour l’islamisme.

Après avoir tressé des lauriers au Conseil constitutionnel, vous écrivez : « même une cour suprême ne peut relever un pays qui aurait décidé de se séparer de son âme. » Vous charriez ! Un pays qui se sépare de son âme, on connaît : c’est Vichy. Nous n’avons pas basculé dans la dictature.

Son âme, pour moi, c’est le mouvement vers la liberté. Je vous accorde que cette représentation a quelque chose d’idéaliste, mais elle correspond à mes yeux à ce qu’on peut aimer de la France en regardant son histoire compliquée depuis le « franc de nom, franc de nature » des anciens rois jusqu’à Bernanos, Maritain ou de Gaulle. Ce mouvement a été, et continue d’être, empêché, gêné et traversé. Il ne l’a pas été seulement par le régime de Vichy. Le régime de Vichy a mis sur notre histoire une tache d’une autre nature, plus profonde, probablement ineffaçable, le consentement d’un appareil d’État français au crime ontologique du génocide. Mais cette tâche ne doit pas non plus nous faire oublier que si nous aimons proclamer notre amour de la liberté, nous nous sommes très vite collectivement affranchis de ses exigences, passant de l’absolutisme de la souveraineté royale à l’absolutisme de la souveraineté populaire, qui, s’exprimant dans la volonté générale, ne pouvait errer. C’est ainsi qu’il nous a fallu attendre 1971 pour voir la loi soumise au contrôle de constitutionnalité sur le fondement de la Déclaration des droits.

« Nous avons d’abord proclamé les droits de l’homme, disait à peu près Clemenceau, qui n’était pourtant pas un « droit de l’hommiste » bêlant, et le lendemain nous avons élevé la guillotine. » Aussi sommes-nous passés rapidement au régime général du contrôle administratif de la société, sous la monarchie de Juillet et les deux empires, le seul moment satisfaisant à cet égard étant le temps de la IIIe République, si toutefois l’on excepte la persécution anticatholique, l’expulsion de près de 50 000 prêtres, l’atteinte à la liberté de conscience et de culte de la grande majorité de la population. On parle souvent de Kennedy, premier président catholique des États-Unis. Il a fallu attendre le général de Gaulle pour voir élu un président de la République qui, né catholique, pratiquait sa religion, avec une grande discrétion d’ailleurs.

Par liberté j’entends aussi liberté à l’égard des formes de la vie sociale, et l’on ne peut qu’être frappé par le fait que, comme le montre très bien Bainville, qui n’était pourtant pas un auteur de gauche, ces dispositifs répressifs, depuis Thermidor, ont également servi les intérêts de la bourgeoisie d’argent, à laquelle les droits sociaux ont dû être arrachés de haute lutte après que l’abrogation de la loi Le Chapelier avait remis les travailleurs à l’entière merci de leurs maîtres. C’est d’ailleurs, généralement, une caractéristique des systèmes liberticides. On les crée pour parer à une menace indiscutable dans l’esprit du moins de leurs auteurs. Puis, dès lors qu’ils existent, on s’en sert pour autre chose. La législation « antiterroriste » de Vichy a d’abord servi à réprimer des femmes coupables d’avortement. La législation de l’État d’urgence a servi pour assigner à résidence des écologistes. Enfin, il y a de l’ironie dans votre mention du « CC, notre sauveur ». Les couronnes qu’en effet je tresse ont une double raison. La première, de faire remarquer combien l’esprit de nos lois a déserté nos responsables, exécutifs ou législatifs. Notre projet national devrait vivre dans l’esprit des décideurs et pas seulement dans celui des censeurs. La seconde, de relever le mérite de ces manifestations d’indépendance de notre juge constitutionnel, dans un climat peu favorable.

En attendant, un pays qui perd son âme, c’est autre chose…

Je ne crois pas en effet que nous ayons basculé dans la dictature. J’ai été effaré d’entendre des députés mélenchonistes nous comparer à l’Ukraine ou à la Turquie. De même, je ne pense pas du tout qu’une démocratie qui adopte, pour un temps, un régime ou des pratiques exceptionnels perde intégralement sa vertu démocratique. Le bombardement de populations civiles est une horreur, mais il faut avoir perdu tout discernement pour assimiler, à cause de Dresde, par exemple, le Royaume-Uni de Churchill à l’Allemagne nazie. Mon propos est différent. Il est de souligner le risque qu’il y a à corrompre l’esprit de nos lois en abandonnant sans y regarder de trop près notre idée, ancienne, du « projet des libertés ». Ce qui m’inquiète, c’est le passage indistinct, insensible, de la liberté comme « projet » à la liberté comme simple « jouissance des droits ». Qu’importe que l’État contrôle mes lectures si je peux aller au concert, ou patiner en masse dans les rues de Paris. Ce sens particulier de la liberté s’accommode en effet très bien de tous les contrôles. Et l’on finit par glisser sur les boulevards suivis de policiers en tenue postmoderne.

« La législation de l’état d’urgence a servi pour assigner à résidence des écologistes. »

Mais vous avez obtenu la suppression du délit de connaissance. Et les menaces les plus sérieuses sur la liberté d’expression ne viennent pas d’en haut, mais de la presse, voire de l’Université.

Sans doute. C’est un monde que je connais mal. Mais vous passez votre temps à justifier une carence sociale ou politique par une autre. Plus largement, je suis frappé de ce à quoi l’esprit du temps nous entraîne : une déficience dans la formation intellectuelle et morale du citoyen d’un côté, et de l’autre une gestion policière de la crise entraînée par cette déficience. Les irénistes d’un côté, la schlague de l’autre, et chacun des deux camps se justifiant par l’existence même de l’autre. Nous ne sommes pas sortis de l’auberge.

La "Marche pour le climat", en marge de la COP21, annulée en raison de l'état d'urgence, Paris, novembre 2015. / MUSTAFA YALCIN
La « Marche pour le climat », en marge de la COP21, annulée en raison de l’état d’urgence, Paris, novembre 2015. / MUSTAFA YALCIN

Je ne justifie pas, je hiérarchise les risques. Pour ma part, j’ai plus peur du tribunal médiatique que de la justice antiterroriste. Vous écrivez que le terrorisme est « la menace la plus grave qui pèse sur notre société », mais vous vous offusquez qu’un gouvernement veuille répondre aux inquiétudes de sa population. Or, il s’agit de savoir quel type de sacrifices on accepte en termes de libertés pour assurer notre sécurité.

Je ne m’offusque aucunement. C’est le premier devoir d’un État de protéger sa population, sans quoi il n’y a plus que la loi de la jungle. D’ailleurs la « sûreté » figure au rang de ces principes constitutionnels que j’essaye de défendre. Ce que je dis, c’est que tout notre système de droits a été pensé pour qu’il n’y ait pas à choisir entre sécurité et liberté. Ce qui est logique, parce que sans cela nous basculerions inévitablement, tôt ou tard, dans un système entièrement sécuritaire. La répression doit permettre de lutter contre les atteintes les plus graves. Encore faut-il, d’abord, définir précisément les incriminations, pour éviter que les agents de l’État puissent peser sur toutes les libertés, au lieu de supprimer celles des seuls coupables, et ensuite remettre l’action à des juges indépendants du pouvoir exécutif. Je tiens pour accablant que face aux attentats terroristes, la seule réponse de l’État ait été d’écarter ce système pour s’en remettre à la police agissant aux ordres du corps préfectoral. Ce manque de sang-froid ne sert pas les intérêts du corps social dans sa lutte contre le terrorisme. C’est, à la vérité, une démission. J’entends certains acteurs du jeu politique la justifier en disant que la magistrature est déficiente. Le serait-elle qu’il faudrait la réformer, non l’écarter. Je lis parfois dans Causeur que notre système éducatif ne vous satisfait pas. Pourtant ni Brighelli, ni vous-même, ni d’autres n’avez jamais songé, me semble-t-il, à proposer le remplacement des professeurs par les surveillants des lycées, ou par des adjudants de la Légion étrangère.

Il nous semble que vous sous-estimez la menace et que vous surestimez les risques d’atteintes aux libertés. Et puis, après les lois scélérates de 1894, les attentats ont beaucoup diminué.

On pourrait à la rigueur entrer dans ce débat si l’État rapportait au moins la preuve que les dispositifs d’exception faisaient la preuve de leur efficacité. Mais ce n’est pas le cas. L’état d’urgence, ce sont 6 000 perquisitions administratives pour une quarantaine de mises en examen, dont 20 pour des faits d’apologie. On ne fera croire à personne qu’il est impossible de trouver un juge pour signer un mandat, quand c’est nécessaire. Ce qui se passe relève de l’imposture. L’administration se sert de l’angoisse causée par le terrorisme pour obtenir enfin des mesures destinées à lui rendre le travail plus commode et qu’elle réclamait depuis longtemps. De même s’est-elle longtemps opposée à la présence de l’avocat en garde à vue. Or, rien de démontre, et tout démontre plutôt le contraire, que les pays sans garanties ont un taux d’élucidation supérieur à celui des pays plus exigeants quant aux principes. « Il n’est pas de mois où l’on ne propose à un ministre de l’Intérieur un texte limitant la liberté au motif qu’il faciliterait l’action de la police. », observait Roger Frey, l’ancien ministre de l’Intérieur du général de Gaulle.

En somme, face au terrorisme, notre droit commun suffirait ?

En réalité, je suis frappé de voir combien ces mesures liberticides servent d’alibi à une inaction profonde en ce qui concerne la réalité même : le gouvernement et le législateur se sont tenus quittes, pour avoir simplement fait adopter pour deux ans une législation qui, selon ses concepteurs de 1950, avait été faite pour des situations d’émeute généralisée. Et à aucun moment, le Parlement n’a eu l’occasion de débattre en pratique de l’efficacité de ces mesures exceptionnelles ; comme, d’ailleurs, de ce qu’il faudrait faire et qui ne relève pas de cet ordre, le renforcement des moyens de la police ou la réforme de l’organisation judiciaire, si tant est que cette dernière soit nécessaire. Relativement aux libertés, notre Parlement est un théâtre de marionnettes dont le ministre de l’Intérieur tire les fils. Cela réjouira peut-être les stendhaliens, qui préfèrent faire la cour au ministre de l’Intérieur qu’à leur bottier. Mais pas moi.

Vote à l'Assemblée nationale de la loi renforçant la sécurité nationale et la lutte contre le terrorisme, octobre 2017. / CHRISTOPHE ARCHAMBAULT
Vote à l’Assemblée nationale de la loi renforçant la sécurité nationale et la lutte contre le terrorisme, octobre 2017. / CHRISTOPHE ARCHAMBAULT

Pour vous, le gouvernement frappe indistinctement alors qu’il redoute avant tout « les amalgames et les stigmatisations », comme disait Hollande.

Ce qui est curieux, pour ne pas dire plus, c’est que cette sévérité à l’égard des citoyens fait bon ménage avec le politiquement correct. De crainte sans doute de stigmatiser, toutes ces dispositions de l’état d’urgence, renonçant absolument à cibler les terroristes islamistes, se sont appliquées pendant deux ans, comme si de rien n’était, à tout le monde. Et c’est ce qui a permis, sous le régime de l’état d’urgence, d’assigner à résidence des gens qui n’avaient rien à voir avec la menace terroriste. Vous me direz que ces textes avaient été écrits en 1950 à une époque où cette menace n’existait pas, au moins pas sous la forme actuelle. Mais rien n’empêchait le Parlement, qui a voté la reconduction de l’état d’urgence, de les adapter intelligemment, que ce soit sur le plan des faits, pour mieux délimiter les crimes à réprimer, ou sur celui du droit, pour les mettre mieux en conformité avec la déclaration, ce qu’il est revenu à la fin au Conseil constitutionnel de faire. Sur ce point, d’ailleurs, les textes récemment votés comportent un réel progrès. Ils sont bien moins susceptibles d’être appliqués en dehors de la lutte contre le terrorisme islamiste.

J’observe aussi que la grande sévérité dont l’État fait preuve à notre égard, en ce qui concerne nos libertés, va de pair avec une étonnante mansuétude quant à la responsabilité de ses agents, surtout lorsqu’on s’approche des sommets. J’aurais trouvé normal qu’après les attentats, et ne serait-ce que pour le principe, le ministre de l’Intérieur ou les responsables policiers présentent leur démission. Qu’une véritable analyse de l’action policière au cours de ces attentats ait lieu, non dans l’esprit de trouver des coupables, mais d’améliorer le fonctionnement des services. Que ce que les militaires nomment le « retex », le retour d’expérience, soit conduit avec diligence. Que les procédures soient réformées pour mieux articuler l’action, en cas d’attentats, de la police, de l’armée et des services de santé, y compris en ce qui concerne les dispositifs de communication. À ma connaissance, rien de tout cela n’a eu lieu de manière satisfaisante.

Notre « culture de référence », c’est d’abord la liberté

Vous soulignez que votre patronyme et votre tête de Rochelais vous voudraient d’être beaucoup moins ennuyé que « Mouloud ». C’est ce qu’on appelle le profiling et tous les policiers vous disent que c’est la clef. Faut-il, au nom de nos principes, demander à notre police de contrôler autant de dames à caniche que de jeunes à capuche ?

Ah, le « profiling… » Comme je ne suis pas adepte du théorème de Godwin, je m’abstiendrai de trop développer, sauf pour m’étonner que vous ne soyez pas davantage sensible à l’inconvénient qu’il y a, en général, à laisser nos lois s’incorporer de tels « principes ». Qui, au surplus, substituent l’analyse et la corrélation statistiques à cette idée du libre arbitre sur lequel notre civilisation repose, depuis bien avant la déclaration…

Il ne s’agit pas de principes, mais de pragmatisme policier. Si vous cherchez des dealers, vous allez taper dans le milieu des dealers. Votre seule référence, ce sont les droits individuels. Or, on n’assiste pas à leur limitation, mais à leur extension. Pourtant, les problèmes de préférence culturelle ne relèvent pas de la stricte égalité juridique. Il y a un droit non écrit de la culture majoritaire (ce que les Allemands appellent « culture de référence »). Comment faire respecter le droit de la majorité culturelle à « se sentir chez elle » ?

Vous posez une question juste, celle de la réduction du système de droits aux réquisitions du seul individualisme, et là-dessus, je suis d’accord. Mais ce système de droits, en tant qu’il constitue notre projet national, dessine un paysage très différent que celui qui résulterait de l’adjonction des motions individuelles. Ce paysage fait aussi partie de notre culture collective et je ne vois aucune raison d’y renoncer. Quant à la culture majoritaire, je préfère comme beaucoup Pascal à Cantat et Villon au rap, mais je ne vois pas comment cette circonstance pourrait me rendre moins sévère à l’égard des atteintes portées à la Déclaration des droits. Là encore, vous présentez comme incompatibles des choses qui ne le sont pas nécessairement, et je crains fort que tout ce qui fait « notre honneur et notre raison d’être » disparaisse dans la représentation que vous donnez de l’affrontement entre « Mouloud » et cette schlague abusivement présentée comme la garante de nos vertus immémoriales. Les textes que je critique auraient pu, à différentes périodes de l’histoire, faire fourrer au ballon Chateaubriand comme Louis Aragon, Léon Bloy comme Laurent Tailhade, très subversifs en leur temps selon le point de vue de leurs adversaires, et sûrement assez en marge de la « culture de référence » de leur temps. Et puis qui sera, en matière de « culture de référence », l’arbitre des élégances ? La police ? Le juge ? Qui décidera de qui lui appartient, de ce qu’elle doit rejeter ? Et à quel niveau de profondeur ou d’étendue ? Pensera-t-on d’abord au vin rouge, à saint François Régis ou à Louise Michel ? Au kugloff, à Drieu la Rochelle ou aux contes du Graal ? À Rachi ou au Moulin-Rouge ? Notre « culture de référence », c’est d’abord la liberté. Mais contrairement à ce que pensent ceux qui imaginent la France comme l’espace vide des droits, et qui pourraient se comparer à la Hollande, à la Belgique, à n’importe quel système fondé sur les mêmes principes, ce n’est pas seulement la liberté. C’est l’histoire à travers laquelle nous avons essayé de la conquérir, et qui a donné de beaux fruits, y compris parmi les artistes les moins suspects de progressisme. Mais c’est d’abord la liberté. Et j’ai du mal à admettre qu’il suffise de quelques criminels et d’une classe politique aux abois pour nous faire prendre un autre chemin que celui qui a fait notre grandeur.

Dans l’équilibre (puisque vous récusez l’idée d’arbitrage) entre sécurité et liberté, vous semblez penser que les Français penchent aujourd’hui excessivement en faveur de la première. Mais n’est-ce pas le sens du modèle social dont nous sommes si fiers ? Notre obsession non seulement de la sécurité mais aussi de l’égalité nous aurait-elle fait oublier notre précieuse liberté ?

Ce que je crains le plus, en effet, c’est que sorte de notre athanor national non la pierre philosophale, mais un brouet assez fâcheux mélangeant un égalitarisme obsessionnel et une surveillance généralisée parfaitement compatible avec la masse de nos petites jouissances individuelles, sur fond de xénophobie d’un côté, et d’une vision purement théorique, abstraite, de la « société des droits » de l’autre. Raisons de plus pour se refuser aux emportements de la panique d’une part, de la démagogie politique de l’autre.

Vous auriez, dit-on, rédigé le discours de Fillon au Trocadéro et les statuts d’En Marche pour Emmanuel Macron. Un commentaire ?

Je n’ai rien à dire sur ces racontars, auxquels j’ai déjà apporté un démenti dans Le Point. Je ne me sens aucunement tenu par les réquisitions de valets de pied déçus.

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Janvier 2018 - #53

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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