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Sureau: sa vie avec Apollinaire

Un parfum d’élégie


Sureau: sa vie avec Apollinaire
François Sureau et Guillaume Apollinaire © HANNAH ASSOULINE © Granger collection / Bridgeman images.

Dans Ma vie avec Apollinaire, le nouvel académicien oppose au chromo qui fait du poète un luron génial et mélancolique une palette plus intérieure et plus sombre. Il n’érige pas une stèle, il acquitte une dette.


C’est un tombeau – au sens de du Bellay.

On sait qu’Apollinaire est le plus grand poète du xxe siècle et qu’après lui, comme après Racine dans un autre temps, le jeu moisit – Breton ? Aragon ? Char ?… pitié ! Et qu’il fut emporté par la grippe espagnole en 1918 à l’âge de 38 ans. Et que du surréalisme – il inventa le mot – et que des Fauves et des Cubistes, il a été le héraut – le divin ménestrel.

Car avec lui, tout est préface, tout est songe.

Le premier, Apollinaire a troqué les odes au rossignol contre un hymne à l’aéroplane et pulvérisé le vitrail du symbolisme – adieu cierges, lunes, orchidées, poisons, pâmoisons, rimes sottes !

Quand Mallarmé s’épuise à dessiner des anges ou des cygnes dans sa tour d’ivoire, Apollinaire s’enivre des « fièvres futures ». Il crache joyeusement sur la Belle Époque et ses accordéons rances, préférant l’électricité, les tramways, les paquebots, et Derain, et Matisse, tout en saluant le doux frou-frou des obus et les cheveux verts de la Lorelei.

On sait cela.

Et que le paradis est un jardin, l’enfance, un pré, et l’amour, une chanson triste. Et la guerre, un bal ?… Car Guillaume est d’abord fée, et jongleur, et le plus enfant des hommes – avec un penchant lyrique pour les petits seins blancs de Louise de Coligny : « Je pense à toi mon Lou ton cœur est ma caserne / Mes sens sont tes chevaux ton souvenir est ma luzerne ». Car sa sensualité, son audace, sa verve d’artilleur éclate en météores, en filaments de salive et de foutre, qui retombent en pluie de comètes.

Sureau sait tout cela par cœur et au fond il s’en fiche, il n’en fait qu’à sa tête, il suit sa pente, il s’écoute. Sureau oppose au chromo qui fait d’Apollinaire tantôt un luron mélancolique, tantôt le bon saint Éloi de l’art moderne, une palette plus intérieure et plus sombre, une mystique – la sienne.

Il n’érige pas une stèle, il s’acquitte avec dévotion d’une dette : « Apollinaire ne m’a jamais abandonné. »

Il se comporte moins en biographe obstiné qu’en camarade fervent et discret avec un mélange de pitié et d’envie qu’il coupe de réminiscences – notes de voyage, souvenirs de famille, lectures – qu’il conservait jalousement dans ses tiroirs secrets.

Car cette fois c’est lui-même, qu’il jette dans la balance et qu’il pèse. Il peint en Nabi japonisant un paravent fleuri où les volutes qui sortent de la pipe de Guillaume épousent les motifs du papier mural de son salon – comme dans ce tableau de Bonnard intitulé Intimité.

S’il contemple Guillaume avec une infinie tendresse, il se regarde au fond des yeux, et sans aménité, lui, François Sureau, 64 ans, à jamais plus vieux que son « ami ». À cette heure tardive où les ombres s’accroissent, il se dénude et se dégrise de quelques duperies : « J’ai tiré sur les ficelles que j’avais reçues de naissance, sur celles que l’on m’a données ensuite. J’ai fait le perroquet, le singe savant. Je n’ai pas choisi de vrai métier où j’eusse excellé. J’ai travaillé dans l’administration, dans l’industrie, puis au barreau. J’étais suffisamment habile pour m’y faire une place, mais je n’ai rien fait qui vaille qu’on s’en souvienne. » Vraiment, monsieur l’Académicien ?

Sureau écrit à l’encre noire, ni pour se sauver ni pour s’absoudre, avec des nuances de bleu ou de gris, rêvant peut-être depuis sa chambre d’un soleil tiède ou d’une tristesse annonciatrice de la neige, comme le petit Marcel. Pour lui aussi, aucun doute, « notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent, réellement vécue, c’est la littérature ».

C’est pourquoi Apollinaire ne l’a jamais déçu. Le bleu du poète est un bleu d’hiver et de nuit rhénane, bleu horizon, bleu colchique couleur de cerne et de lilas, qui se souvient du blanc, et qui déjà pactise avec le rose, comme chez Picasso. Apollinaire a su s’arracher au bleu de viande et de mouches qui fleurissait dans la gadoue des tranchées – Cendrars lui enviait ce don d’enfance qui lui permettait de se réciter La Géante de Baudelaire dans sa casemate et de s’endormir paisiblement dans les draps de la Voie lactée !

Sureau reste docile à ce qui le hante : la Grande Guerre, c’est son Iliade – là où les soldats meurent, les poètes renaissent. Et les coquelicots pavoisent entre les croix de bois. Il a l’art de puiser dans ce cloaque des auréoles et des lambeaux d’azur, même si ses héros ne sont pas des saints. On se souvient – dans son roman L’Obéissance (2007) – du lieutenant Verbrugge, de la Légion étrangère, amputé du bras droit en 15, comme Cendrars, et qui méprisait le champagne, cette « boisson de poules et d’aviateurs » !

Sureau s’attarde sur cette ardeur patriotique qui nous est devenue un peu étrangère : quand Apollinaire écrit que « les poètes sont l’âme de la patrie », c’est vrai, ce n’est pas de la propagande, il le sait.

Comment faire un livre qui lui ressemble, à la fois cavalier, érudit, lacunaire, joyeux, barbare, mélancolique ? Sureau s’attache à vérifier une conviction intime, mystérieuse : « J’ai compris très tôt que notre rencontre avait été décidée ailleurs. » Et il écrit comme un enfant qui ferme très fort les yeux pour mieux se souvenir de certaines sensations – Apollinaire préférait les soupirs.

Sureau ne méconnaît pas les faits, les événements, les dates, mais il s’aventure en marge, dans une zone encore intouchée, aux confins de nos lueurs apprises, entre chien et loup. Il s’insinue dans les désirs et les rêveries de ce géant blême qui ne lui ressemble guère ; il s’invite dans ses silences, il habite ses peurs – lui qui n’avait jamais peur – et sa soif – lui qui avait toujours soif – parce que ce sont celles d’un Fou – d’un Roi !

Et cela, avec le pinceau le plus fin possible, ayant longtemps caressé son sujet et mûri son désir, avec ce que les peintres italiens appellent le fa presto par opposition au léché. Ce qu’il a vécu grâce à Guillaume, Sureau le revit, il met des mots dessus. C’est quoi, un cri du cœur ?

Ça.

François Sureau, Ma vie avec Apollinaire, Gallimard, 2021.

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Mars 2021 – Causeur #88

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain, essayiste et journaliste littéraire

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