Odyssée à travers la culture humaine, L’Or du temps est aussi un roman des origines. L’avocat mystique et guerrier y déploie ses talents de conteur, d’érudit et de lecteur pour nous entraîner dans ses infinies digressions.
« Je connais toutes les raisons de ne rien aimer. » Cette phrase, nichée au début de L’Or du temps, annonce le programme, en même temps que l’état d’esprit de son auteur, saumon remontant vers sa source plein d’allégresse, ignorant les regrets, rancœurs et acidités qui rongent celui qui prend trop au sérieux la comédie sociale. Il n’est pas anodin que, dans le livre, cette quête des origines emprunte le trajet inverse, descendant la Seine, fleuve rêvé autant que raconté, de la source à la mer (et, dans ce premier tome, de Châtillon à Paris). Le passé mène à l’avenir et réciproquement. Pour François Sureau, les morts sont aussi présents que les vivants, bien plus même, les personnages qu’il invente aussi réels que ceux qu’il côtoie chaque jour. Et s’il n’a pas, loin s’en faut, renoncé à l’existence charnelle, ni à la vie mondaine, selon le mot de son cher Pascal, il aspire à ce que la vie des sens et celle de l’esprit fusionnent dans une harmonieuse continuité.
L’or du temps
Il cherchera donc – et nous à sa suite – L’Or du temps, conformément à l’épitaphe inscrite sur la tombe d’André Breton. C’est-à-dire les infinies raisons d’aimer infiniment.
Dans les plis de ce monument littéraire foisonnant de mille personnages, lieux, bâtiments, œuvres, fourmillant de recoins, passages secrets et chemins de traverse, se cache le secret d’une libération, dont l’instrument, en effet, est moins la littérature que l’amour. Qu’on ne se méprenne pas, Sureau ne nous chante pas la bluette de la petite gorgée de bière. Il connaît « l’épaisse tristesse des souvenirs » (Isaac Babel), il sait que le mal existe, il l’a rencontré. Parfois, rarement, sous les traits du bourreau sanguinaire, plus souvent sous ceux du bureaucrate ou de l’énarque, qui croient que le monde n’a pas d’âme, qu’il se réduit à des problèmes et à des solutions, ou encore chez ces si nombreux écrivains français qui, au XXe siècle, choisirent le totalitarisme parce qu’ils cherchaient « moins une espérance à inventer que des ennemis à abattre ». Le mal, en somme, vient de tous ceux qui, à l’inverse du général Diego Brosset, commandant de la 1re division française libre, emploient « leur intelligence à chercher des raisons d’accepter ».
Sureau le sait : « Il n’y a pas de raison d’admirer ceux qui ont conquis les premières places. Leurs mérites n’y étaient pour rien. Le pouvoir est une loterie et la seule énergie qui vaille est celle de miser, sans se lasser, jusqu’au bout. » Il affectionne le mot de Baudelaire selon lequel on a oublié deux droits dans la déclaration de 1789, celui de se contredire et celui de s’en aller. On comprend qu’à l’instar de l’auteur anonyme d’un texte intitulé J’ai payé (texte et auteur étant probablement chimériques), François Sureau a senti un jour son esprit se fendre en deux, une moitié vivant et l’autre regardant.
Une fibre anarchiste
Lui-même a quitté la table. Énarque sorti dans la botte, il a passé quelques années au Conseil d’État qui lui inspire des pages savoureuses, et enseigné à Sciences-Po, où j’ai eu le bonheur de l’avoir comme professeur[tooltips content= »Qu’il me soit permis, à moi aussi, de payer ma dette. Bien que quelques années seulement nous séparent, François Sureau fait partie des professeurs qui ont changé ma vie. Je me rappelle encore son premier cours sur Paix et Guerre entre les nations. »]1[/tooltips], avant de devenir avocat aux conseils (Cour de cassation et CE), profession où il peut laisser libre cours à sa fibre anarchiste prononcée. Sureau adore batailler contre l’État qu’il incarnait autrefois et qu’il soupçonne des pires menées liberticides, parfois à raison, même si cet État, aujourd’hui faible et fragile, réclame notre protection. S’il aime l’armée, ce n’est pas par goût de l’ordre, mais parce qu’il y a rencontré des gens qui, moins bien nés que lui, étaient meilleurs que lui, et qu’elle est le dernier lieu où chacun compte pour ce qu’il est. L’exact contraire de la politique.
De très nombreux articles sont parus sur L’Or du temps. Ce diable d’homme, qui se serait senti moins étranger à l’époque de Perceval ou de Port-Royal, que dans « la marée de merde du monde moderne », et se fait une gloire de ne pas avoir d’opinions, fait l’unanimité, de France Inter à Causeur, de Mediapart au Figaro. Peut-être parce que, nourri de ses contradictions, il est l’unique spécimen connu de réac-progressiste, si on me passe l’usage de la navrante taxinomie contemporaine.
Inclassable
Tous les journalistes ont souligné le caractère inclassable de ce livre. Curieusement, aucun ne s’est avisé qu’il avait affaire à un roman – peut-être, au moins dans l’ambition secrète ou inconsciente, un descendant de la Recherche du temps perdu, écrit à la manière des aventures de Tristram Shandy, sur le mode de la digression et de l’association d’idées qui donne au livre son rythme presque endiablé de jeu surréaliste où chacun des participants ajoute un mot au récit en construction. L’auteur brouille les pistes et, passant et repassant de l’autre côté du miroir, il fait intervenir à côté du narrateur, en note de bas de page, son propre personnage, « le petit-fils du professeur M. ». Et puis, il y a son double bienveillant, Agram Bagramko (un nom en forme d’anagramme – mais de quoi ?) Malicieux, Sureau n’avoue jamais s’il est sorti de son imagination. Chacun se fera son idée. Mais si Bagramko est sa créature, il l’a inventée avec la minutie d’un chef des services secrets fabriquant la légende de son agent.
Chaque personnage, chaque lieu, chaque œuvre, chaque édifice est prétexte à de vastes détours enchâssés les uns dans les autres, qui racontent avec minutie et un réjouissant sens du détail incongru l’enchaînement des causes qui ont conduit à ce personnage, à ce lieu ou à cette œuvre, aussi bien que les événements dont ils seront les agents inconscients. Époques, livres, êtres dialoguent et s’entrecroisent, se passant d’invisibles témoins. Tel un pianiste dont les doigts courent des touches les plus graves aux plus aiguës, Sureau monte et descend l’échelle du temps, orchestrant des rencontres qui n’ont jamais eu lieu.
Dans cette odyssée, il se choisit des compagnons, qui sont autant d’intercesseurs.
Des écrivains bien sûr, Pascal, Apollinaire, Simenon, Kessel, Koestler qui disait qu’« aucune mort n’est aussi triste que celle d’une illusion », bien d’autres encore ; des moines, des soldats, des voyous, des femmes du monde, des prostituées, des aventuriers, un maniaque du droit que l’on croirait sorti des Plaideurs, des aviateurs, des personnages de roman, des anarchistes, des surréalistes, « des veilles Bretonnes en coiffe qui défient les gendarmes mobiles en pissant debout, robes à la Bécassine relevées, sur leurs brodequins réglementaires [tooltips content= »C’était à la fin des années 1970 ; la Bretagne se révoltait contre le projet du pouvoir giscardien d’implanter une centrale nucléaire à Plogoff. L’État (et les technos) ont dû céder. (L’Or du temps, p. 89 et suivantes) »]2[/tooltips] », des célébrités oubliées et des anonymes, des Russes, beaucoup de Russes, et toutes sortes de métèques, qui sont autant de figures de la liberté. La liberté, c’est la grande affaire de Sureau, pas seulement celle qui se décline en articles de loi, mais l’élan vital, la flamme intérieure qui est l’aune à laquelle se mesure la grandeur d’une existence ordinaire. Bernanos s’est trompé : les médiocres n’ont pas raison de tout[tooltips content= »C’est ainsi que Bernanos refuse, en juin 1945, le poste que lui offre le Général dans le Gouvernement provisoire : « Les médiocres auront raison de vous. Les médiocres ont raison de tout. » (L’Or du temps, p. 778.) »]3[/tooltips].