Sale temps pour nos libertés. Si Alain Finkielkraut et François Sureau s’alarment tous deux de l’esprit du temps, ils n’ont pas les mêmes motifs d’inquiétude. Quand l’un perçoit dans les revendications individuelles et communautaires les ferments d’une régression antidémocratique, l’autre dénonce la menace que ferait peser l’État sur nos libertés individuelles. Des Gilets jaunes à l’immigration en passant par le confinement et la liberté d’expression, les deux hussards ferraillent dans la plus pure tradition française.
Causeur. Vous éprouvez tous les deux le même amour de la liberté. Alain Finkielkraut, vous avez fondé et dirigé Le Messager européen, dédié au combat antitotalitaire. François Sureau, vous avez quitté le Conseil d’État pour devenir avocat aux conseils où vous attaquez l’État que vous représentiez autrefois. Et si vous êtes un ami du président, vous parlez parfois comme Mediapart. En somme, vous avez tous les deux rompu avec votre milieu ; François Sureau avec la haute fonction publique et Alain Finkielkraut avec l’opinion éclairée. Alain Finkielkraut, vous ferez certainement vôtre la phrase de Chateaubriand qui figure en exergue de Sans la liberté, texte de Sureau paru il y a un an : « Sans la liberté il n’y a rien dans le monde. »
En revanche, vous n’êtes pas du tout d’accord sur la menace qui pèse sur nos libertés. Vous vous inquiétez, François Sureau, de l’extase sécuritaire, tandis qu’Alain Finkielkraut dénonce l’extension illimitée des droits. Comment la liberté s’articule-t-elle avec les droits individuels ? Y a-t-il un vertige de la liberté moderne ?
François Sureau. Je ne suis pas un adepte de la société des droits. Je suis surtout très attaché à ce qu’on appelle depuis le xviiie siècle le projet des libertés publiques. Il suppose la démocratie représentative, des institutions dans lesquelles ce sont les autorités judiciaires, plutôt qu’administratives, qui peuvent limiter les libertés, ce qui évite aux citoyens d’être intimidés par la puissance publique. J’observe avec inquiétude la substitution à ce projet des libertés publiques d’une société des droits et même des créances, dans laquelle chacun fait valoir son droit de créance mémorielle ou minoritaire, couplée avec un moralisme général qui s’impose même aux autorités publiques chargées de la répression. D’où ce drôle de climat où un peuple renonce au projet politique des libertés pour se satisfaire d’une situation où chaque communauté, chaque groupe social peut espérer voir ses droits satisfaits sous le contrôle très étroit de la puissance publique.
Alain Finkielkraut. Je partage votre inquiétude : une société d’ayants droit est une société ingouvernable. La politique, c’est le souci de la chose commune. Si ce souci n’est plus partagé, s’il est dévoré et remplacé par le grief, le ressentiment, l’extension indéfinie des droits-créances, alors la politique, au sens noble du terme, n’est plus possible. L’espace public est accaparé par autre chose.
Venons-en à nos désaccords : vous avez plaidé devant le Conseil d’État contre la loi antiterroriste, contre la loi anticasseurs. Vous avez dénoncé la répression qui s’est abattue sur les Gilets jaunes. Et, alors que des manifestations interdites se déroulent tous les jours dans nos villes, que des « jeunes » insultent et agressent des policiers et les narguent parce qu’ils savent qu’ils ne seront jamais condamnés,
