La disparition de François Nourissier a été saluée par des éloges unanimes. Peut-être un rien exagérés, mais il faut savoir que Nourissier a régné sans partage sur la bien mal nommée « République des lettres » dont il a été un apparatchik incroyablement manœuvrier, contrôlant de près ou de loin − le plus souvent de près −, les prix littéraires en étant resté bien longtemps l’inamovible président de l’Académie Goncourt et en ayant prodigué, pendant des décennies, des conseils plus ou moins bien avisés littérairement mais toujours bien vus tactiquement − c’est-à-dire commercialement − pour la maison Grasset.
Quelques tribunes et quelques feuilletons littéraires dans les magazines lus par la classe moyenne cultivée, celle des médecins de province abonnés au Grand livre du mois (c’est comme cela que j’ai lu Allemande, mon premier Nourissier) ont fait le reste : il était inattaquable, flatté parfois jusqu’à la bassesse par certains, qui confondaient le milieu littéraire avec le milieu tout court et Nourissier lui-même avec Vito Corleone. Pour ceux qui pourraient croire à une certaine malveillance de la part de votre serviteur, on pourra toujours se reporter aux deux volumes du Journal de Matthieu Galey, irremplaçable document sur le monde des lettres entre les années 1950 et le milieu des années 1980. C’est un texte admirable, un peu caviardé, précisément parce qu’il égratignait par trop certaines excellences dont, justement, François Nourissier.
C’est donc un peu de sa faute, à Nourissier, si tant de jeunes gens se sont détournés de ses livres à cause de son image et ont préféré, chez les contemporains qui avaient du style (car Nourissier a du style, malgré tout) aller lire Michel Déon, Michel Mohrt, Félicien Marceau ou même Jean Dutourd, récemment disparu.
C’est dommage, car l’œuvre de Nourissier restera. C’est l’œuvre d’un bourgeois qui s’assume en tant que tel, qui aime les belles voitures (lire l’excellent Autographies) et les propriétés de famille, mais sans ostentation. Il pratique une littérature de classe et il le sait. C’est quand on sait que l’on pratique une littérature de classe qu’on fait de la bonne littérature, parce qu’on sait sur qui et pour qui on écrit. Et la bourgeoisie, en économie, on peut ne pas aimer, mais en littérature, quand cela donne des romans comme Une Histoire française, Un petit bourgeois ou Le Musée de l’homme, on se dit que c’est plutôt une bonne chose.[access capability= »lire_inedits »]
Comme tout grand bourgeois né petit bourgeois, François Nourissier avait la peur du déclassement. Il était finalement un cousin éloigné, mais qui aurait réussi un beau mariage, du héros d’Orwell dans Et vive l’aspidistra ! Il avait aussi la culpabilité, très française, qui va avec une certaine aisance où le tweed, l’équitation, les jupes blanches des filles qui jouent au tennis, les villégiatures en Suisse ou en Provence et les chaussures anglaises ont leur part non négligeable. Alliée à une certaine fascination hypocondriaque pour son propre vieillissement (dans ses livres, il est toujours un peu étrangement pressé d’atteindre le grand âge), cette culpabilité crée un vrai tempérament littéraire, assez unique dans le paysage romanesque français.
Le héros-type de Nourissier, la plupart du temps, c’est Nourissier. On pourrait dire qu’il a inventé l’autofiction sans l’histrionisme qui va avec désormais. On peut être sans concessions avec soi-même, dresser la liste de ses maladies dès les années 1950 et traiter avec un certain courage celle de Parkinson, qui devait l’emporter, le tout en sachant se tenir. Ce n’est pas Christine Angot, tout de même, Nourissier. Question de style, encore une fois, de travail sur la phrase française. Il était de cette génération où l’on savait encore que la langue était un bien commun et où trouver sa petite musique, pour un écrivain, ne passait pas forcément par la déstructuration de la syntaxe, le style oral, le vocabulaire ordurier, à moins de s’appeler Céline. Or, Nourissier savait qu’il ne jouait pas dans la même catégorie, contrairement aux arrogants ectoplasmiques qui arrivent ces temps-ci sur le marché.
Pour reprendre le titre d’un de ses jolis romans sur ce qu’on n’appelait pas encore la middle-age crisis, François Nourissier voyait l’univers comme un homme qui vient d’attraper La Crève. État paradoxal cotonneux où pourtant tout apparaît très clair parce qu’un état physique inédit vous a forcé à changer de perspective. C’est the same old story depuis la fausse position prise par le jeune Proust dans son sommeil et qui lui donne l’illusion qu’une femme est à côté de lui.
Nourissier, lui, n’a pas trop aimé sa jeunesse, et encore moins son adolescence. On sait que des pantalons trop courts portés à 16 ans ou la maladresse d’une mère qui vous fait honte devant l’amoureuse convoitée peuvent donner de grandes œuvres. Complexe physique, complexe de classe, humiliation aggravée par le fait que c’est toute la France qui est humiliée par l’Occupation, tout cela donne des pages réellement admirables de haine de soi tranquille, sans excès, mais tenace.
Après, on se marie trop jeune et on écrit un premier roman chardonnien sur le couple, L’Eau grise, qui indiquera d’emblée la couleur très française, mais aussi un peu mélancolique, qui sera celle de toute votre œuvre.[/access]
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