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François Lenglet : « L’investissement est aussi nécessaire que les oeuvres d’art »


François Lenglet : « L’investissement est aussi nécessaire que les oeuvres d’art »

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Retrouvez la première partie de l’entretien ici.

Stendhal, qui était un admirateur de la Révolution, évoquait aussi, à son sujet « l’envie, la jalousie et la haine impuissante ». L’ennui, c’est que nous n’aimons guère nous confronter aux ambiguïtés des valeurs de 1789 : l’héritage révolutionnaire ne saurait être que positif. Bref, cet amour de l’égalité dont nous sommes si fiers n’est-il pas un mensonge que nous nous racontons sur nous-mêmes ?

Peut-être, mais ce mensonge fait partie intégrante de notre identité politique, et personne ne peut l’ignorer, surtout pas nos gouvernants. Quiconque prétendrait diriger ce pays sans tenir compte de cette aspiration égalitaire, aussi ambiguë et trouble puisse-t-elle être, perdrait la partie. Cela dit, il est vrai que cela engendre une véritable difficulté car la France veut à la fois la liberté et l’égalité. Or, en matière économique, ce sont deux aspirations parfaitement contradictoires ! À vouloir les deux, on est sûr d’aller dans le mur !

C’est pourtant bien un équilibre entre les deux que tente d’instaurer la social-démocratie…

Qu’on le veuille ou non, il faut choisir ! Et au-delà de ses modalités spécifiquement françaises, cette question se pose partout, y compris dans les sociétés libérales anglo-saxonnes ! Curieusement, il n’y a pas de grandes différences entre les pays, mais des cycles qui voient les mêmes tendances se propager. Pour savoir de quel côté penche la balance, selon les époques, il faut observer le taux marginal de l’impôt sur le revenu. On pourrait croire qu’il y a toujours eu un consensus sur la nécessité de taxer le riche, mais il n’en est rien : dans les années 1970, le taux d’imposition était élevé partout, puis il a chuté partout. Et aujourd’hui, il y a une remontée un peu partout, y compris au Royaume-Uni, qui a été le premier pays à ré-augmenter la taxation marginale sur les hauts revenus.[access capability= »lire_inedits »]

Les taux pratiqués dans les années 1970 étaient-ils exorbitants ?

Oui. Lorsque Margaret Thatcher a pris le pouvoir en 1979, le taux se situait à 83 % ! Elle l’a baissé en deux temps pour atteindre 28 %. Aux États-Unis, après l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan, en 1981, le taux marginal d’imposition des revenus est passé de plus de 70 % à 40 %. Ce qui est intéressant, c’est que ces cycles sont indépendants de la couleur politique des gouvernements. Il existe un mimétisme idéologique qui voit peu ou prou les mêmes courants triompher partout. Ainsi, dans les années 1980, la France socialiste a participé au mouvement général de réduction de la pression fiscale. Aujourd’hui, le mouvement est donc engagé dans l’autre sens : aux États-Unis, le 30 décembre, on a augmenté les impôts des contribuables gagnant plus de 450 000 dollars par an. Toutefois, la France est généralement plus lente à suivre le mouvement à la baisse et plus prompte à prendre le virage lorsqu’il faut cogner sur les riches…

Au-delà des cas très médiatisés, les riches sont-ils en train de quitter la France ?

Oui, il semble que l’exode des riches ait bel et bien commencé en France. Deux catégories sont particulièrement concernées. La première, ce sont les artistes et les sportifs de haut niveau, qui ont toujours été mobiles. Même s’ils sont de plus en plus nombreux à partir, cela reste limité. Simplement, comme ils en parlent davantage, c’est plus voyant qu’avant. La deuxième catégorie est bien plus problématique : il s’agit de la couche qui est juste en dessous, les gens de 30-35 ans qui gagnent 200 000 ou 300 000 euros par an et qui expliquent qu’ils n’y croient plus. Ceux-là ne prennent pas un mégaphone pour annoncer leur départ face à Bercy. Depuis la suppression, en 2010, de la procédure du « quitus fiscal », qui obligeait les candidats à l’expatriation à se faire enregistrer, on n’a plus les moyens de connaître l’ampleur du phénomène. Il faut donc se contenter d’indicateurs indirects. Ces temps-ci, les conseillers fiscaux et les déménageurs se disent très sollicités…

Donc, ceux qui affirment qu’au nom de la justice sociale, on est en train de chasser l’initiative, n’ont pas complètement tort ?

Non, mais en même temps, il ne faut pas oublier que l’impôt est un levier politique fondamental. Je suis convaincu que l’annonce de la taxation des très hauts revenus à 75 % a beaucoup joué dans l’élection de François Hollande, précisément parce que c’était un symbole. Peu importait l’intérêt économique, l’important était que cela paraisse juste. Mais aujourd’hui, le risque que cela inhibe une partie importante de l’entreprenariat français apparaît bien réel. Or nous avons besoin de ces gens-là.

Mais dire aux gens qu’on va leur prendre 75 % de ce qu’ils ont gagné revient à affirmer que c’est de l’argent mal acquis ! La fiscalité doit-elle être punitive ?

La fiscalité est le symbole du pacte social. La redistribution est l’élément central du contrat qui nous lie les uns aux autres. C’est le sens de la Déclaration des droits de l’homme qui affirme que chacun contribue à proportion de ses facultés. Autrement dit, si je gagne de l’argent, il est normal que j’en restitue une partie pour le bien-être collectif. Toute la question est de définir cette partie.

Pourquoi les mécanismes redistributifs n’ont-ils pas freiné l’accroissement des inégalités ?

La mondialisation est aussi passée par là, offrant plus d’opportunités aux riches, qui ont pu mettre en œuvre des stratégies fiscales tout à fait légales pour se soustraire partiellement à l’impôt. Concrètement, les frontières fiscales se sont affaiblies. Le rapport de force entre la puissance taxante, l’État, et la matière taxée, le contribuable, a évolué. Auparavant, on se prenait un coup de massue ou on partait en Suisse avec sa petite valise, non sans risque d’ailleurs. Aujourd’hui, il est beaucoup plus facile de s’installer à l’étranger, en Europe notamment, c’est même un droit garanti par le Marché unique de 1993. Et conformément à la tension que j’évoquais précédemment, cette nouvelle liberté s’est traduite par un reflux de l’égalité.

Est-il souhaitable et possible de revenir sur cette liberté ?

Souhaitable ou non, je suis convaincu que cela va se faire. Certains considèrent que la situation est irréversible, notamment à cause des nouvelles technologies et d’Internet. D’après moi, ils se font des illusions. En 1913, beaucoup de gens pensaient aussi que l’effacement des frontières était irréversible. Et puis, les frontières se sont en quelque sorte reformées. La mondialisation a fait progresser les inégalités et affaissé les pouvoirs politiques. On peut donc s’attendre désormais à un « backlash », en l’occurrence à un rétablissement des frontières qui permettra de constituer des espaces socio-économiques plus homogènes et cohérents, et redonnera aux pouvoirs politiques la capacité d’agir sur la réalité.

Concrètement, quelle sera la forme de ce « backlash » ? Par quel type de mesures pourrait-on empêcher Depardieu de s’installer en Belgique ou en Russie ?

Il est difficile de répondre avec précision, mais mon intuition est que le cadre institutionnel qui est aujourd’hui le nôtre peut changer très rapidement. Une possibilité, pour reformer un espace national, serait d’adopter une législation à l’américaine, obligeant tout citoyen qui s’expatrierait à s’acquitter du montant des impôts qu’il paierait en France, quel que soit son pays de résidence. Si vous ne pouvez pas payer moins d’impôts en franchissant une frontière, l’exil fiscal n’a plus aucun sens. Une autre voie est celle de l’harmonisation fiscale. Les grands pays à forte pression fiscale pourraient s’entendre pour obliger les petits États à aligner leur niveau de fiscalité. À vrai dire, dans un cas comme dans l’autre, cela signifie une résurgence de l’espace national au détriment de l’Union européenne telle qu’elle fonctionne.

Le système américain repose sur une forte cohésion nationale : si votre passeport vous vaut un surcroît de taxe, il faut y être sacrément attaché pour ne pas y renoncer. La France est-elle en état d’adopter une législation de ce type ?

Cette mesure ne serait envisageable que dans le cadre d’une désintégration − ou au moins d’un démantèlement partiel − du dispositif communautaire, peu probable. Je crois plutôt que nous opérerons des réaménagements.

Quoi qu’il en soit, il serait préférable que les riches consentent à payer l’impôt. Pourquoi seraient-ils moins enclins à partager aujourd’hui qu’ils ne l’étaient hier ?

Il faut se demander dans quel cadre ils accepteraient de donner plus. L’enjeu, c’est la renégociation de notre contrat social, rien de moins. Cette question ne peut être réduite au clivage droite/gauche. D’ailleurs, l’exil fiscal s’est accéléré bien avant l’arrivée de Hollande ! Les premières incongruités telles que : « Il faut aligner la fiscalité du capital et du travail », c’est sous Sarkozy qu’on les a entendues.

Pourquoi étaient-ce des bêtises ?

Parce que l’économie a besoin d’une certaine forme de capital : l’investissement. Le capital est alors productif puisqu’il finance en partie la croissance de demain. En le surtaxant avec ce processus cumulatif, on dissuade les gens d’investir.

Quel est alors le bon équilibre entre taxer le travail, le capital et les impôts indirects sur la consommation ?

Si on met de côté les considérations symboliques dont nous avons parlé, techniquement, les bons impôts sont les impôts à assiette large et à taux relativement modéré. Comme dit un humoriste, pour faire entrer de l’argent dans les caisses, il faut taxer les pauvres, car il y en a beaucoup plus que de riches. La réforme fiscale qu’on attend, c’est celle qui créera un système lisible, sans effets d’aubaine, sans niches et sans exceptions : par exemple, un système qui ne donne pas une prime aberrante à la détention d’œuvres d’art par rapport à l’investissement dans des actions…

Ah non, vous n’allez pas vous y mettre ! Taxer les tableaux pousserait au départ le peu de collectionneurs qui restent en France. Qu’avez-vous contre les œuvres d’art ?

Rien, mais il faut admettre que nous sommes face à un lobby qui défend ses intérêts avec beaucoup d’énergie, et obtient gain de cause depuis trente ans. Je ne vois pas pourquoi le patron qui revend sa société ou l’épargnant qui économise pour sa retraite devraient être plus pénalisés que le propriétaire de tableaux. Pardonnez-moi, mais la France a autant besoin d’investissements dans l’économie que d’œuvres d’art.[/access]

Janvier 2013 . N°55

Article extrait du Magazine Causeur



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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