La décision de François Hollande de suspendre la livraison des navires Mistral à la Russie n’est pas seulement un acte de soumission à la doctrine atlantique. C’est le symbole du basculement de la France dans une politique aventureuse qui peut devenir dévastatrice pour sa crédibilité et sa sécurité.
Lors du précédent quinquennat, même si Nicolas Sarkozy était déjà engagé sur la pente atlantiste, en réintégrant notamment toutes les instances de l’OTAN, il avait su conserver une forme d’indépendance vis-à-vis de l’Alliance, en particulier lors de la crise géorgienne. Mais François Hollande a choisi, lui, de rompre avec une tradition française héritée du gaullisme. Il a suffi que Washington fronce les sourcils sur la vente des Mistral pour que Paris juge finalement sa position intenable. Au moment le plus inapproprié, en plus, puisque le dialogue semble être en train de se nouer entre Russes et Ukrainiens.
Plus grave, cette décision marque le basculement de la France d’une tradition de realpolitik kinsigérienne à une diplomatie de la « prophétie auto-réalisatrice » qui a fait tant de ravages dans la diplomatie américaine de ces vingt dernières années. Au nom du réalisme et de ses intérêts, la France ne s’interdisait pas d’avoir des bons rapports avec toutes les puissances, y compris avec la Russie soviétique comme l’avait manifesté de Gaulle lors de sa visite à Nicolaï Podgorny en 1966. La France de François Hollande, elle, a adopté une nouvelle approche du monde fondée sur la stigmatisation d’un adversaire hypothétique. On pourrait résumer ainsi cette posture : « Poutine est un autocrate et parce que c’est un autocrate, il met la paix du monde en danger » – « Poutine fait peur à nos voisins du centre de l’Europe » – « Une révolution anti-russe éclate en Ukraine, nous devons la soutenir, même si elle a de forts relents néo-nazis » – « Cette révolution provoque en réplique une insurrection des russophones en Ukraine, il faut la réprimer » – « Poutine soutient les populations russophones bombardées, cela prouve qu’il est dangereux » – « Nous avions donc raison de soutenir les forces anti-russes car nous avons désormais la preuve que Poutine est dangereux»…
Cette escalade peut sembler logique à certains. Mais cette pente extrêmement dangereuse et ne peut conduire qu’à des catastrophes. C’est la même logique qui a conduit les Américains à attaquer l’Irak au prétexte totalement infondé que le régime de Saddam Hussein était complice d’Al-Qaïda. Pour découvrir aujourd’hui que la situation créée par l’intervention américaine a provoqué la résurgence d’Al-Qaïda sous la forme de l’Etat Islamique au Levant. Les néoconservateurs américains pourraient ainsi dire « vous voyez, nous avons eu raison d’attaquer l’Irak, car il y a des miliciens d’Al-Qaïda en Irak qui menacent toute la région ! »…
Ce raisonnement auto-réalisateur est absurde et peut nous conduire en Europe à des catastrophes aussi patentes qu’au Moyen-Orient. La guerre contre la Russie n’est plus une hypothèse absurde. Il suffit de relire l’histoire de ce qui s’est passé en juin et en juillet 1914 pour se rendre compte qu’on était à ce moment là beaucoup plus éloigné d’une logique de guerre contre l’Allemagne (qui s’est déclenchée en août) que nous ne le sommes aujourd’hui d’une guerre contre la Russie. Les déclarations martiales du conseil de l’OTAN qui prétend intervenir d’une manière ou d’une autre en Ukraine (livraison d’armes notamment) alors que l’Ukraine n’appartient pas à l’OTAN, sont juste ahurissantes. Et de l’autre côté le ministre des Affaires étrangères russe a employé le terme de « troisième guerre mondiale » pour nous mettre en garde, ce qui n’est pas moins sinistre.
François Hollande, qui se révèle aussi nul en politique étrangère qu’en politique intérieure, n’a pas compris un principe évident de la diplomatie : même si on a des divergences fortes avec un Etat, il faut s’appuyer sur les points de convergence pour valoriser un rapprochement. Inversement, la politique qui ne consiste qu’à stigmatiser les points de divergence et à minimiser les points de convergence ne peut que conduire qu’à la tension. C’est comme cela qu’on entre en guerre. Et pourtant, nos points de convergence avec la Russie sont nombreux et solides :
– Nous partageons le destin d’un même espace eurasiatique
– Les Russes ont de l’espace, nous de la population
– Les Russes ont des matières premières, nous des technologies pour les employer
– Les Russes ont de l’argent (la rente pétrolière), nous des dettes à combler
– Les Russes sont menacés par des forces islamiques, nous aussi.
– Les Russes sont bien éduqués et disposent de scientifiques de premier plan. Nous aussi
– Les Russes sont chrétiens, nous aussi.
À l’inverse, les raisons de ne pas s’entendre sont faibles :
– Certes, Poutine est un autocrate, mais il est réellement élu par la population
– Certes, Poutine ne correspond pas à nos canons démocratiques. Mais il est soutenu par 80% de sa population. A l’inverse François Hollande qui est rejeté par 85% du corps électoral. Qui est légitime ?
Au moment où l’on commémore le centenaire de la guerre de 1914, il est tout à fait inquiétant de voir le président de la République française battre en brèche cinquante ans de tradition diplomatique. Et plus encore que la tradition gaulliste, François Hollande remet en cause cent-vingt ans d’alliance et d’amitié avec la Russie. Au détriment des intérêts fondamentaux de l’Europe. Au mépris de la crédibilité de la France. Au risque d’un basculement dans l’irrationnel et l’insécurité. C’est très grave.
*Photo : Charles Dharapak/AP/SIPA. AP21618709_000001.
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