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Mon ami François Furet


Mon ami François Furet

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Expérience étrange que celle de lire la biographie d’un ami disparu[1. Christophe Prochasson, Les Chemins de la mélancolie. François Furet, Biographies Stock, 568 pages.]. À chaque page, sur la lettre écrite qui le fige pour la postérité, se surimpose la figure familière de l’homme qu’on a connu, avec lequel on a devisé de choses graves ou légères, partagé des repas, brocardé les absents. Le biographe n’en a cure, et à juste titre ; il n’est pas là pour corroborer les souvenirs des amis, ou des adversaires, de son sujet.
François Furet avait des cohortes d’amis et d’adversaires. Aux premiers, il réservait des trésors de gentillesse et de générosité ; aux seconds, il savait se montrer cassant, méprisant même. C’est que l’homme était de tempérament querelleur : « Je n’aime pas l’œcuménisme, j’aime que les discussions aient des angles… » Et des angles, il y en eut tout plein. Son monde se divisait en deux camps tranchés : ceux qui méritaient son respect et la tourbe épaisse des « connards ». Ceux-là trouvaient irrésistibles son allure altière de dandy intellectuel revenu de tout, à l’élégance volontairement déjantée, son aisance en société, ses excentricités – je garde le souvenir amusé d’un quart d’heure passé dans le lobby d’un grand hôtel de Tel Aviv à essayer de fourrer dans l’ascenseur, sous les regards ébaubis de l’assistance, un vélo que je lui avais prêté (il a fini par y arriver) − et jusqu’à son inépuisable réservoir de dédain pour l’imbécile qui avait le malheur de ne pas le trouver génial. Ceux-ci y décelaient autant de marques d’arrogance intellectuelle, voire de mépris de classe.[access capability= »lire_inedits »]
J’ai eu la chance de compter au nombre de ses amis. Sans doute ma qualité d’Israélien y était-elle pour quelque chose. François Furet a entretenu des liens forts avec Israël, à la fois affectifs et intellectuels. Il y a enseigné, il y avait des amis et des disciples. Il y voyait une sorte de creuset de la modernité, avec toutes ses ambivalences et tous ses malentendus. Peu d’intellectuels français ont compris comme lui les ressorts cachés du mouvement national juif, les rapports tragiques qui l’unissaient à l’Europe, sa dimension héroïque, ses limites et sa fragilité. L’historien de la Révolution y décelait les mythes et les postulats des expériences révolutionnaires française et russe, l’Européen mesurait le cheminement singulier d’un peuple qui tourne le dos à l’Europe pour mieux s’y enraciner, le romantique tapi en lui était sensible à l’aventure d’une poignée de survivants qui fait « retour » à une patrie ancestrale et fantasmée. Les Israéliens, « peuple puissant et fragile […] marqué par une élection particulière au malheur », le fascinaient et l’intriguaient.
On comprend, par une allusion pleine de tact de Christophe Prochasson, que lui faisait plutôt partie du groupe infortuné des adversaires. La biographie qu’il lui consacre n’en est que plus remarquable. Il y est entré, dit-il, avec des « préventions » ; il en est sorti avec une « bienveillance » que rien ne lui laissait présager. Talent du chercheur, probité de l’homme. Au final, un portrait intellectuel dense, riche et nuancé, admirablement documenté et, ce qui ne gâche rien, élégamment écrit – un modèle du genre. Si l’on n’apprend pas grand-chose sur le Furet intime – lui-même n’était guère friand de confidences sur sa vie privée, du moins en public, cela à contre-pied des temps exhibitionnistes, pardon, « transparents », qui sont les nôtres −, c’est que l’ambition de Prochasson est ailleurs : nous faire découvrir « les relations entre un historien et son temps ».
Une phrase lie les deux Furet, le militant et l’historien : « [Il] introduisit dans l’historiographie de la Révolution française l’ardeur qu’il ne pouvait plus placer dans un engagement politique. » (p.79) À l’instar de nombre des hommes de sa génération, il fut communiste, avant de défroquer. De ce désenchantement, il fit une œuvre.  « L’ensemble des questions et des problèmes qui m’avaient porté à être communiste, je les ai réinvestis dans ma curiosité historique. Il n’y a pas de doute que mon attrait pour la Révolution française est enraciné dans l’intérêt politique que j’ai manifesté pour le marxisme et le communisme. » (p.80). De l’Histoire comme l’art de « faire de la politique par d’autres moyens ».
Toute son œuvre historiographique se lit comme une réaction contre la vulgate « jacobino-marxiste » dominante de la Révolution française, ce « catéchisme révolutionnaire » qu’il démolissait dans un article retentissant ainsi nommé de 1971. Il était entendu que la révolution bolchevique suivait les pas de la Révolution française, que la révolution prolétarienne complétait la révolution bourgeoise, que 1789 « préfigurait » 1917, que Lénine incarnait la version moderne de Robespierre. Lui a voulu, tout à la fois, dépolitiser la Révolution française, en l’arrachant aux lectures idéologiques strictement symétriques de la gauche progressiste et de la droite réactionnaire, et la repolitiser en replaçant la politique au cœur du projet révolutionnaire dont l’avait chassé le déterminisme socio-économique. Ainsi, il a montré que l’affrontement entre Montagnards et Girondins ne devait rien au conflit de classe, puisque les uns et les autres provenaient des mêmes milieux sociaux, que c’était plutôt une affaire de génération.
De même, il a rendu justice de la thèse des « circonstances » censées expliquer la Terreur, en démontrant que la courbe de cette dernière s’affolait au moment précis où le danger aux frontières s’effaçait. La Terreur lui apparaissait comme un phénomène intrinsèque à la passion politique enfermée sur elle-même, au vertige qui saisit les hommes pris dans la « logique politique implacable engendrée par le processus révolutionnaire lui-même ». (p. 146)
En fait, Prochasson le montre bien : au cœur de la réflexion de l’historien se trouve la question de la démocratie. Sur quoi fonder la souveraineté populaire une fois celle-ci confisquée au roi ? La légitimité de la monarchie reposait sur Dieu ; celle du peuple sur la volonté générale, expression d’un agrégat d’individus censés constituer un corps souverain indivisible : « Le peuple s’est approprié l’héritage absolutiste et s’est mis à la place du roi. » Mais le peuple n’exerce jamais sa souveraineté, et ceux qui agissent en son nom finissent toujours par la confisquer à leur profit, parfois avec les meilleures intentions du monde d’ailleurs.
Voilà pourquoi les Français ont mis tant de temps à fixer leurs institutions : un siècle de tâtonnements, de bouleversements parfois sanglants, avant que la IIIe République ne parvienne enfin à « terminer la Révolution » en gagnant le consensus des Français autour des principes de 1789. La Révolution française ne se comprend que dans la longue durée : c’est l’objet d’un livre éblouissant d’érudition et d’intelligence : La Révolution de Turgot à Jules Ferry, 1780-1880 (Hachette, 1989).
A-t-il poussé le curseur trop loin dans l’autre sens, vers la politique ? A-t-il jeté le bébé social avec l’eau du bain « jacobino-marxiste » ? Furet s’en défendait, et la lecture de ses ouvrages fait justice de cette caricature. Mais tout de même. En le remerciant de me dédicacer l’épais Dictionnaire critique de la Révolution française qu’il a dirigé avec Mona Ozouf à l’occasion du Bicentenaire, je lui ai demandé pourquoi, dans un livre aussi exhaustif, il n’avait trouvé bon d’inclure un article « Bourgeoisie ». Il s’est contenté d’éclater d’un de ses brusques accès de rire tonitruant dont il avait le secret…
À ce moment, le « grand seigneur méchant homme » a largement gagné la partie. Ses adversaires n’ont pas réussi à le chasser des célébrations du Bicentenaire ; bien au contraire, il brille seul au firmament révolutionnaire. À l’étranger, il est la Révolution française. Il est sollicité dans le monde entier, sa photo s’étale en couverture d’un influent magazine américain. En France, où il dispose d’une tribune prestigieuse dans les colonnes du Nouvel Observateur, auquel il collabore régulièrement depuis sa fondation, on le voit sur toutes les télévisions, on l’entend sur toutes les radios. Le « catéchisme révolutionnaire », c’est désormais le sien.
C’est que l’époque est propice aux révisions déchirantes. La chute du communisme justifie sa lecture de la Révolution, le libéralisme triomphant remet Tocqueville à l’honneur au détriment de Marx, la guerre civile larvée entre gauche et droite qui scande la vie politique française depuis la Révolution n’a plus d’objet. Il lui reste à acter la mort dans les têtes du formidable et mortifère mirage communiste, ce qu’il fait, et de quelle manière, dans Le Passé d’une illusion, son dernier livre (Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995). Il ne s’agit pas d’une histoire du communisme, ni même de l’idée communiste, mais bien, comme il le dit lui-même, de « l’étude  d’une représentation collective ».
Mais il était trop lucide, et trop historien, pour imaginer je ne sais quelle sortie de l’Histoire. Observateur passionné de son temps, il savait la démocratie fragile et était, note Prochasson, « incertain de son avenir ». C’est là que se love sa mélancolie, sous le signe de laquelle le biographe a placé sa vie intellectuelle. « Nous sommes tous un peu déprimés par le prosaïsme de notre vie politique, a-t-il soupiré un jour, mais ce serait tout de même trop triste de penser que les hommes ne peuvent se passionner que pour des utopies sanglantes. »
Le Moloch de l’Histoire enterré sous les décombres du mur de Berlin, il reste à imaginer une suite à l’aventure démocratique entamée voici deux siècles. En effet, l’homme démocratique ne saurait se passer d’un projet d’avenir, la démocratie ne peut pas vivre sans l’espoir d’une autre société, la passion égalitaire, tapie dans l’âme humaine, n’a pas disparu avec « l’illusion » communiste. Mais comment faire, puisque nous sommes désormais privés de l’horizon de sens évident, « scientifiquement » établi, qui exerçait sur nos devanciers sa fascination irrésistible ?  « Le communisme n’a jamais conçu d’autre tribunal que celui de l’Histoire, voici qu’il a été condamné par l’Histoire à disparaître corps et biens. L’échec est donc sans appel. Mais doit-on en conclure qu’il faut chasser catégoriquement l’utopie de la scène publique de nos sociétés ? Ce serait peut-être aller trop vite en besogne, car ce serait aussi briser un des grands ressorts du civisme. Car si l’ordre social ne peut être autre que ce qu’il est, à quoi bon se donner de la peine ? »
De droite, Furet, de gauche ? Cette question si française occupe Prochasson, bien évidemment. L’historien cultivait des amitiés dans les deux camps. À la Fondation Saint-Simon, qu’il a créée en 1982 dans la foulée de la victoire de François Mitterrand, se croisent libéraux et membres en vue de la « deuxième gauche ». Son antigaullisme le pousse à gauche, son expérience malheureuse de militant défroqué le tire vers la droite. Libéral, il est proche de Raymond Barre, un « modéré », dit-il, mot désuet surgi du vocabulaire politique de la IIIe République, un compliment dans sa bouche. Il n’en constate pas moins le « déficit politique » du libéralisme et affirme que la démocratie ne saurait se passer d’un horizon de sens, tout en admettant l’impossibilité pour l’homme contemporain de concevoir un tel horizon. Inquiet, désabusé et éperdument lucide, « mélancolique » en un mot, Furet n’est plus un progressiste, sans jamais avoir vraiment intégré pour autant le camp conservateur : « La droite et la gauche existent toujours [dans les démocraties d’aujourd’hui], mais privées de leurs références, et presque de leur substance : la gauche ne sait plus ce qu’est le socialisme, et la droite, privée de son argument le meilleur, l’anticommunisme, cherche aussi ce qui la distingue. »
Furet n’est pas de gauche ni de droite. Il est ailleurs : dans l’espace éthéré où l’amère certitude de comprendre ce qui meut les hommes se paie par l’incapacité à épouser leurs passions.[/access]

*Photo: Histoire.

Juin 2013 #3

Article extrait du Magazine Causeur



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Né en 1946 à Bucarest, historien, spécialiste des Guerres de religions en France, ancien ambassadeur d’Israël en France, Elie Barnavi est délégué scientifique du Musée de l’Europe à Bruxelles. Dernier livre paru : "Les religions meurtrières" (Flammarion). A paraître : "L’Europe, cette chimère", avec Krysztof Pomyan (Perrin).

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