Les pères d’avant, ceux des Trente Glorieuses, avaient une allure, une ampleur, un parfum d’insolence et de solennité, quelque chose d’inaccessible. Leur classe naturelle nous intimidait autant qu’elle nous fascinait. Leur vocation première n’était pas encore de se substituer aux mères, de les imiter maladroitement ou de respecter les normes (f)rigides de la parité. Le politiquement correct ne régissait pas les rapports dans l’intimité des familles. Tous les caractères pouvaient s’exprimer librement sans susciter l’opprobre et l’indignation. Nous vivions à l’ère des individualités fortes, l’insignifiance était considérée comme un crime impardonnable.
A la sortie de l’école, nous n’aurions pas supporté la vision d’un paternel faussement jeune et singeant une proximité impudique, voire pathétique. Nos pères savaient se tenir dans leurs costumes en flanelle et leurs cravates en tricot. La mode du « papa-copain » forcément irresponsable n’avait pas déferlé sur notre pays. Un bon père, c’était une figure, une légende, un mythe, une muraille dont les failles apparentes nous émouvaient. Ils étaient fermes et enjoués, charmeurs et injustes, on butait, sans cesse, contre eux. Ils étaient notre Eldorado et notre armure. Sans leur protection et leur rigueur, nous aurions lamentablement sombré. Notre destin passerait donc par leur éducation quitte à en baver durant l’adolescence. Cette lutte nous faisait grandir en dépit de ce que pensent les psychologues du compromis et du refoulement. Comment tricher avec des hommes qui liftaient la balle aussi perfidement que Guillermo Vilas, filaient à 200 km/h sur les routes de campagne à la manière de Jean Ragnotti et que dire de leurs silences à la Lino Ventura. Ils nous tétanisaient surtout les jours où le facteur déposait un bulletin dans la boîte aux lettres. Ces pères-là avaient des audaces d’enfants qui ont connu le dénuement. Leurs splendides défauts donnaient du mordant, du cachet, de la flamboyance à leur immense qualité d’âme. Ils ne se comportaient pourtant pas en citoyens modèles, loin de là.
Tant mieux, ils ne nous bassinaient pas avec des théories apprises sur les bancs de la faculté. Leurs gestes étaient sûrs ; leurs paroles rares et leur aura immense. « Poupe », le père de François Cérésa faisait partie de cette génération d’Italiens qui, à force de travail, s’était taillé une place au soleil dans une société française pourtant si inégalitaire. Comme tant d’autres enfants d’immigrés, il avait redonné du lustre à la France d’après-Guerre sans pleurnicher. « Mon père adorait les travaux » martèle Cérésa pour montrer cette force inébranlable, cette foi dans la construction. Ces Italiens ont réussi à monter des boîtes à faire pâlir d’envie une promotion d’HEC pétrie de technicité et de mollesse d’action. Ils n’ont pas compté leurs heures et ne se sont jamais pris pour des victimes. Ils avaient le sens de l’honneur et du devoir, une époque décidément révolue. On se demande parfois de quelle planète ils venaient. En quittant l’école juste après le certif’, ils écrivaient sans faute, calculaient au centième près et leur niveau de culture générale donnerait aujourd’hui des complexes aux palanquées de BAC + 6, 7 ou 8 ! Face à ces géants, « nous sommes des avortons » déplore Cérésa, fils à jamais inconsolable. Poupe aux Editions du Rocher est une splendide stèle littéraire à ce héros anonyme disparu à un âge respectable. La douleur se moque du nombre des années. Un récit plein de larmes et d’allégresse à l’image de son auteur, indomptable combattant, journaliste ombrageux et nostalgique.
On aime le style fulgurant de Cérésa. Il cogne sans relâche. Son désespoir, il ne le susurre pas, il le crie avec une virtuosité sans égal. Comme souvent dans ses livres, il ne se donne pas le beau rôle, il charge sa barque pour faire briller celle de « Poupe », vedette hors-concours. « Il existe plusieurs vies. La première, c’est l’enfance. On ne s’en remet jamais » écrit-il dans un élan de tendresse. En cette rentrée littéraire, il faut absolument lire ce témoignage poignant, une façon de nager au-dessus du cloaque ambiant. Qui refuserait de jouer au tennis avec son père, d’apprendre à skier, de partager sa passion pour les ténébreuses Lancia, de manger, de boire, de rire, d’apercevoir l’ombre de Boudard, Nucéra et même celle de Jean Daniel ? Nous sommes tous des enfants tristes.
Poupe, François Cérésa, Editions du Rocher (sortie le 1er septembre).
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