Le roman français a son électron libre. Il se nomme François Cérésa. Depuis des années, il arpente les terres plus ou moins fertiles de notre littérature.
Affranchi de toute contrainte de genre ou de style, Cérésa promène son lecteur à travers l’espace et le temps. Il va du roman historique, sur les pas de Victor Hugo ou de Dumas père, à l’autobiographie plus ou moins travestie, en passant par les récits parodiques voire les épopées picaresques les plus échevelées. Rien n’arrête le fondateur du mensuel Service Littéraire. Tel Shiva, le dieu hindou, il brandit d’une main la plume de l’éditorialiste, de l’autre la fourchette de Jules Magret, chroniqueur gastronomique. Dans le même temps, le romancier se documente et fourbit ses armes. Au bout du compte, une production impressionnante par sa diversité, jalonnée de prix littéraires tout aussi variés.
Le plus étonnant, dans son cas, outre la faculté de renouvellement et la prolixité, c’est qu’il ne connait pas de terra incognita. Ainsi aborde-t-il, dans L’Oiseau qui avait le vertige, le roman policier dans sa grande tradition, celle de Conan Doyle ou d’Agatha Christie. C’est, du reste, à cette dernière, et plus spécifiquement à ses Dix petits Nègres, que l’on songe dès l’incipit : une île déserte, coupée du monde par une terrible tempête et par des sabotages délibérés. Un huis clos où évoluent des personnages fort différents, inquiétants, tous porteurs de mystère à des titres divers. Des meurtres comme s’il en pleuvait et des soupçons qui se portent successivement sur l’un ou sur l’autre jusqu’à ce qu’un nouveau rebondissement vienne les infirmer. Bref, tous les ingrédients de l’énigme policière classique.
Une vision apocalyptique
Mais alors, penserez-vous, quel est donc l’apport spécifique de François Cérésa ? Il est multiforme. Le plus évident, c’est que l’actualité la plus brûlante s’invite dans l’intrigue. La pandémie de Covid sévit, avec son cortège de contraintes. De plus, éclatent des controverses idéologiques entre partisans convaincus et souvent caricaturaux de thèses antagonistes.
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De quoi électriser une ambiance déjà lourde. Caractéristique, aussi, de la manière de l’auteur, l’ambiguïté entretenue autour des protagonistes et le réseau de relations suggérées, jusque dans leurs noms, avec des personnages historiques. L’Histoire se répète. Ainsi croise-t-on Robespierre, Desmoulins et Saint-Just. Quant aux thèmes abordés, aux mœurs évoquées, à l’atmosphère d’érotisme, voire de pornographie, parfois envahissante, dans laquelle baigne le roman, rien de plus actuel, de plus caractéristique de notre civilisation agonisante. Stupre à tous les étages. Jusqu’au langage, souvent trivial, utilisé sciemment par l’écrivain : « Rincez-vous l’œil, bande de nazes… ».
Voilà qui témoigne d’un appauvrissement, d’une banalisation qu’on aurait mauvaise grâce à imputer au romancier lui-même. Son souci de réalisme, ou de vérisme, procède d’une volonté de dépeindre notre monde aux couleurs les plus exactes. Si celles-ci paraissent ici particulièrement ternes ou glauques, on ne saurait transposer à l’égard de l’auteur les diatribes de Barbey d’Aurevilly reprochant avec véhémence à Zola sa complaisance à sonder les bas fonds…
Final tragique
Résumons-nous, comme eût dit Alexandre Vialatte : si la trame répond aux canons classiques, tout le reste est imputable à l’auteur (l’imagination, l’art de camper des personnages originaux). En leitmotiv et jusqu’au final tragique, l’opéra de Verdi La Force du Destin suggère l’unité de l’ensemble. À chacun d’apprécier la leçon qui s’en dégage.
François Cérésa, L’Oiseau qui avait le vertige. L’Archipel, 254 p.
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