Rien ne prédisposait une ex-khâgneuse lyonnaise à s’aventurer aussi loin de ses pénates pour feuilleter négligemment mais précautionneusement un ouvrage sur l’argot, rien ne l’engageait moins que la perspective de rencontrer et de suivre dans leurs virées les Princes de l’argot de François Cérésa. C’est pourtant ce qu’elle fit.
Surprise, des têtes connues et reconnues (Céline, Villon, Eugène Sue) s’acoquinaient à de parfaits inconnus à ses yeux (Pechon de Ruby, Alphonse Boudard, Auguste Le Breton) et surtout, à de très mauvaises fréquentations, puisque Vidocq, les « chauffeurs » d’Orgères ou Aristide Bruant furent tenus pour tels sur les bancs de ses cours d’histoire et de littérature. L’argot, en général, y avait fort mauvaise presse.
Afin d’ordonner un tant soit peu ce charivari, François Cérésa opte pour le sens chronologique: l’occasion, du XVème siècle à Kaamelott, de rendre ses lettres de noblesse et sa dignité d’objet d’étude avouable, n’en déplaise aux khâgneux, à la langue verte. Par souci d’exhaustivité et par amour de leur « folie des glandeurs », il consacre même les dernières pages à un florilège de grivoiseries et de pirouettes glanées chez les écrivains qui d’ordinaire cachent bien leur jeu – Simone de Beauvoir, Huysmans, Sartre, Stendhal, on en passe et des meilleurs.
Ce ne sont plus les commentaires du Lagarde et Michard qu’il s’agit de parcourir, les yeux ensommeillés, à l’abri d’une bibliothèque, ce serait trop facile ! Chaque chapitre est un nouveau coupe-gorge. Car sitôt poussée la porte, c’est à la cour des Miracles que la jeune fille un peu trop curieuse atterrit. Alice au pays des fripouilles peinera à reconnaître Céline dans ce « gars au bar, clope au bec, blanc limé à portée de main, désabusé, moqueur, le regard dans le vide ». Elle tombera sur Villon, non le flamboyant auteur de la Ballade des pendus mais celui dont le jargon des coquillards lui donnait des sueurs froides, le Villon « voyou métaphysique, tout feu tout flamme mais plutôt moche et chétif ». Fleur-d’Epine, Robillard, Poulailler et Beau-François, déjà prêts à mettre les voiles la regarderont de travers et elle se verra forcée de boire une absinthe à la santé de Bruant dans un coin qui ressemble à la scène du Chat Noir.
Renaud y montera un instant pour chanter « Laisse béton », elle se laissera sûrement inviter à danser par Frédéric Dard. Et frissonnant encore d’avoir dû se faufiler dans des ruelles sombres où « les lames de sacagne luisaient sous un rayon de lune » et d’avoir cru entrevoir François Vidocq, ne comprenant pas un traître mot de ce qui se dit autour d’elle, elle commencera à regretter d’avoir attendu si longtemps pour se dévergonder.
D’autant qu’il semble y avoir du génie là-dedans, du panache, des réflexes, une « élégance de grammairien ». La langue française sans le vernis a autant, voire plus de brillant que sa version sage : l’argot est un snobisme qui précède celui des universitaires, arrivés après la bataille pour lui accoler leur propre jargon.
L’apprentissage ne fait que commencer. Heureusement, avec François Cérésa pour guide, elle ne risque (presque) rien.
Les Princes de l’argot, François Cérésa (Écriture).
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