On ne peut pas gouverner sans dire la vérité


On ne peut pas gouverner sans dire la vérité

bayrou merkel ue allemagne

Causeur : La société française est bloquée en haut mais on peut la débloquer en bas : c’est ce que vous avez déclaré en substance au lendemain des élections municipales. Pourquoi y a-t-il blocage au sommet alors même que notre histoire et nos institutions confèrent une puissance considérable au pouvoir central ? 

François Bayrou: Cette puissance est impuissante. Pendant deux ans, François Hollande et le Parti socialiste ont été majoritaires à tous les étages, de l’Elysée aux municipalités. Et quelle est leur capacité d’action ? Nulle. Vous connaissez ces rêves ou plutôt ces cauchemars dans lesquels on court de toutes ses forces sans jamais avancer. Le pouvoir, depuis des années, est dans la même situation. Il proclame, il affirme mais il ne peut agir.

Et que signifierait « agir » en l’occurrence ?

Que la décision politique ait des conséquences directes et rapides dans la vie réelle. C’est cela qui n’existe plus. Notre société s’est laissée engluer dans la complexification croissante des administrations, des centres de décision et des normes multiples. Si vous ajoutez l’impatience due à la médiatisation en continu, vous obtenez une situation dans laquelle les commandes reliant l’État central à la société réelle ne répondent plus. Si vous y ajoutez les déclarations purement démagogiques tenues au moment des élections, les citoyens ont non seulement l’impression, mais la certitude que le pouvoir politique est mensonger en ce qu’il n’est ni du vrai, ni du réel.

Vous avez parlé de médiatisation. L’impotence du pouvoir tient-elle à sa soumission au pouvoir médiatique ?[access capability= »lire_inedits »]

Ne soyons pas comme ceux qui, au XVIème siècle, s’inquiétaient parce que la diffusion de l’imprimerie allait priver les clercs de leur privilège d’autorité. La médiatisation, c’est un fait acquis ! L’existence du cadre médiatique est une chose aussi indiscutable que la pression atmosphérique. Mais il n’y a aucune obligation de soumission. Aucune. On peut s’affranchir des bornes et des convenances. Cela m’est arrivé, souvent, et on n’en meurt pas. Non, le nœud du problème est institutionnel. Deux partis concentrent à eux seuls la totalité du pouvoir. Et l’élection présidentielle, c’est tout ou rien. Donc, il faut gagner, quel que soit le prix à payer. L’idée destructrice que la fin justifie les moyens est fille de nos institutions !

Mais peut-être voulons nous qu’on nous embobine. François Hollande n’aurait peut-être pas été élu s’il avait dit: « Écoutez, le chômage ne va pas s’inverser dans les premières années, vous allez en baver. »

Lorsque Jean Peyrelevade m’a rejoint, il a déclaré : « Je ne sais pas si on peut être élu en disant la vérité, mais je sais qu’on ne peut pas gouverner sans l’avoir dite. » C’est exactement ce que je pense. Dans les moments décisifs de l’histoire, il revient aux peuples d’accoucher eux-mêmes de leur destin. C’est l’heure de vérité, qui revient deux ou trois fois par siècle. Nous sommes à l’un de ces rendez-vous.

Oui, et en mai 1958, « prendre son destin en main » a consisté à faire appel à un homme devenu providentiel par la grâce d’un mensonge – « Je vous ai compris ! »

Historiquement, cette phrase n’a été prononcée qu’après le retour de de Gaulle. Il demeure, c’est vrai, qu’a été créée là une blessure profonde pour une partie de la société française. Peut-être, la situation était-elle à ce point inextricable qu’il n’y avait aucun autre moyen de sortir de l’impasse…Aujourd’hui, ce n’est pas le cas.

Vous vous voyez en De Gaulle ?

Ne me croyez pas mégalo ! On a moins besoin de génie que de bon sens et d’esprit pratique. De Gaulle, comme Napoléon -le Napoléon de la paix, pas celui de la guerre-, leur mérite historique tient à ce qu’ils ne s’enferment pas dans l’abstraction. J’ai beaucoup d’admiration pour Napoléon. Il est venu à Pau vingt-quatre heures, peut-être même un peu moins, et il a dit : « Là, on va construire une église, ici un théâtre, là-bas on va percer un boulevard. » Et puis il est parti. Et les bâtiments existent toujours ! De même, quand il bâtit le système administratif, ou le code civil, il le fait en pensant le concret. Et c’est cela qui force l’admiration. Nos « élites » d’aujourd’hui sont des esprits certes brillants mais totalement abstraits. Ce qui nous manque, ce sont des architectes qui sachent aussi mettre la main à la pâte.

Mais ces élites sont les héritiers de ce système administratif napoléonien dont la pérennité devrait pallier, au moins partiellement, les défaillances de l’exécutif.

 C’est cela qui s’est perdu. Le premier réflexe de l’administration, aujourd’hui, n’est pas de trouver des solutions pratiques. L’État est devenu autobloquant. Et c’est pourquoi je demande une réflexion sur la formation des cadres de l’État. Je plaide pour un recrutement des hauts fonctionnaires plus tard dans leur vie, avec d’autres expériences que la seule expérience d’un concours réussi à vingt ans. Comme l’armée le fait avec l’école de guerre. Cela évitera de surcroît que l’ENA, école d’administration publique, ne devienne en fait une école de sélection pour les cadres dirigeants du privé !

Le scrutin majoritaire a précisément été choisi pour conjurer l’immobilisme de la IVè en garantissant à l’exécutif, en même temps qu’une majorité, des capacités d’agir. Il semble que cela ne marche pas. Mais cela marcherait-il mieux avec le scrutin proportionnel que vous appelez de vos vœux ?

Il faut changer notre loi électorale pour obtenir une Assemblée légitime ! Aujourd’hui les deux partis gouvernementaux, avec leurs satellites, trustent 95 % de la représentation, alors que leurs deux scores additionnés n’ont pas atteint 35 % au scrutin européen. Si l’on n’introduit pas une part de représentation proportionnelle, comme en Allemagne, en Espagne ou en Italie, au moins une part, pour que tous les courants qui pèsent en France puissent s’exprimer au Parlement, il n’y a plus de légitimité de la représentation. Et c’est le seul moyen de voir naître des majorités trans-partisanes. Il faudra aussi montrer que les sacrifices sont partagés en s’attaquant aux privilèges qui ne sont plus de saison. À quoi sert-il d’avoir 600 députés, 350 sénateurs, un Conseil économique et social, tout cela très coûteux, inaudible et s’épuisant en discussions stériles ?

Même avec la meilleure administration du monde, le pouvoir exécutif ne serait-il pas entravé par les prérogatives de l’Union européenne ?

Je demande que l’on ne confonde pas le projet européen avec sa forme institutionnelle actuelle. Le projet européen est purement et simplement vital. Les institutions peuvent et sans doute doivent être changées. Après tout, nous sommes nombreux à critiquer sévèrement les institutions françaises, pourtant personne ne soutient qu’il faut sortir de la France !

Mais nous parlons bien de l’Europe telle qu’elle existe, pas de l’idée idéale de l’Europe…Quoi qu’il en soit, puisque votre singularité est peut-être d’être à la fois « souverainiste » et européen, comment devraient, selon vous, s’articuler les deux niveaux ?  Quelle place pour les nations dans le « projet européen » ?

Personne ne peut être plus Français que je le suis par vocation, par choix, par histoire, par amour de notre langue et de notre littérature. Mais les nations solitaires ne peuvent plus changer le cours de l’Histoire. L’Europe, c’est une famille de nations au sein d’une même civilisation. Dans le Béarn traditionnel, la coutume du « voisinage », le « vesiatje », un ensemble de droits et de devoirs très codifiés, de solidarités concrètes qu’on se doit entre voisins, est la forme la plus importante de la vie en commun. Ce devrait être aussi le cas de la solidarité entre pays européens. Nous ne sommes plus, Français, Allemands, Italiens, Espagnols, Belges, des étrangers les uns pour les autres. Nous appartenons à la même famille européenne.

Pardon, mais on peut se sentir plus proche d’un Américain que d’un Polonais…

Individuellement oui, bien sûr ! D’une Chinoise ou d’un Brésilien aussi ! Mais comme nation, ce n’est pas la même chose ! Regardez ce qu’ont fait les Polonais dans les années 1980 – de Solidarnosc à Jean-Paul II : ils ont été dans un moment crucial de l’histoire ceux qui défendaient nos valeurs sur notre sol ! Vous n’êtes pas américains, vous êtes européens.

Peut-être, mais admettez, de votre côté, que la politique actuelle de l’Union n’incite guère à aimer l’Europe.

Dans sa forme politique actuelle, l’Europe est totalement insatisfaisante parce qu’elle est illisible. À l’origine de cette insuffisance, il y eut une nécessité historique : au lendemain de la Seconde guerre mondiale, proposer aux Français un projet de communauté avec les Allemands, c’était purement et simplement impossible : les peuples qui venaient de vivre une atroce guerre de trente ans les uns contre les autres, ne l’auraient jamais accepté. Jean Monnet a résolu le problème en travaillant le plus possible à l’abri des opinions.

Autrement dit, il a menti aux peuples pour faire progresser une idée qu’il pensait bonne pour eux. N’avez-vous pas dit que le mensonge détruisait la politique ?

Il ne s’agissait nullement d’un mensonge. Monnet avait l’assentiment des gouvernements nationaux légitime. Des traités de plein exercice étaient signés et ratifiés. Mais l’essentiel du travail ne se faisait pas sous le feu des projecteurs. Les dirigeants nationaux étaient contents de la méthode, car elle leur garantissait que nul ne leur disputerait la vedette politique. La méthode n’est plus valide dès l’instant qu’on doit trancher de débats essentiels dont dépend le destin des peuples. Résultat, l’absence totale de débats transparents prive les décisions européennes de légitimité ! Or ce n’est pas une fatalité. Si, en 2003, juste avant le déclenchement de la guerre en Irak, le débat entre Jacques Chirac, légitimement opposé au conflit, et Blair, Barroso, et Berlusconi, favorables à l’intervention, avait été public et télévisé, vous auriez vu des manifestations à Rome et à Madrid pour soutenir la position de Chirac. L’opinion publique européenne aurait été créée. On gagnerait beaucoup à avoir une Europe enfin politique débattant en public. Dans le cadre actuel, diplomatique et donc opaque, je ne suis même pas capable de savoir quelles sont les positions défendues par François Hollande et Angela Merkel au sein des institutions européennes ![/access]

à suivre…

*Photo: Hannah

Eté 2014 #15

Article extrait du Magazine Causeur



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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