Deux siècles après sa mort, le 5 mai 1821, à 17h49 (heure de Sainte-Hélène) le plus célèbre personnage de l’histoire de France fait de nouveau les gros titres. Mais c’est sa part d’ombre qui est mise en avant par certains activistes, qui veulent retourner la gloire de l’Empereur contre notre cher et vieux pays. Le « grand public » est moins regardant : et si les Français, en Napoléon, aimaient d’abord tout ce qu’ils ne sont plus ?
Un monceau, que dis-je ? une montagne d’imprimés. À l’approche du bicentenaire, et malgré les contraintes imposées par la crise sanitaire, le rayon « Consulat/Empire » des librairies déborde de toutes parts. Le phénomène, s’il peut donner le vertige, n’a rien d’inédit ; on a même calculé que, rapporté au nombre de journées écoulées depuis la mort de l’ancien empereur, la quantité de livres inspirés, directement ou non, par son incroyable existence avoisinerait les trois ouvrages quotidiens ! Encore ce chiffre ignore-t-il l’infinité d’articles et de chroniques parus dans la presse, ainsi que la somme inouïe des causeries, conférences, expositions, films, documentaires et vidéos consacrés au grand homme… Postérité unique, et même fantastique, d’un personnage sans rival dans l’Histoire et qui, bien qu’il ait suscité toutes les monographies possibles – jusqu’à des travaux pointus sur ses goûts musicaux ou sa sexualité –, reste une énigme pour nombre d’entre nous. Une résistante, une agaçante énigme.
Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, la figure complexe et passablement intimidante de Napoléon m’a paru susciter plus de questions que de certitudes. Qui fut vraiment cet homme ? D’où provenaient ses fulgurances mentales, ses saillies, ses raccourcis ? Quelles étaient ses motivations essentielles ? Pourquoi tout paraît-il avoir plié devant sa volonté comme au passage d’un cyclone, pour faire de lui, obscur nobliau insulaire, jeune arriviste au parler chantant, aux cheveux longs, en quelques années seulement le maître incontesté du plus puissant – mais aussi du plus éphémère – des empires ? Et comment expliquer qu’au-delà même de la mort, son personnage ait encore déjoué toutes les tentatives de rationalisation ? C’est peut-être qu’à l’instar du Protée des Grecs, Napoléon possédait assez de fantaisie pour n’avoir jamais été là où on l’attendait… L’homme se dérobe aux perceptions communes. Voyez-le, la tête dans les mains : vous le penseriez concentré sur la rédaction d’un sénatus-consulte ? C’est à l’irrigation de la Drôme qu’il songe… Observez-le, en plein Moscou, inspectant dirait-on des lignes de retranchement – vous n’y êtes pas : il est en train de dicter le décret qui refondera la Comédie-Française…
Un personnage captivant
La surprise, certes, et la mobilité, et le mépris des convenances… Tout fascine chez ce personnage, et dans le monde entier. Sanctifié au Japon, admiré en Chine, révéré en Russie, rejeté en Allemagne et en Espagne – je ne parle pas du Royaume-Uni où sa mémoire attise encore, après deux siècles, autant de peur que d’estime, de respect que de haine –, Napoléon possède un nom que l’on connaît, que l’on se répète à l’infini sur le globe ; pour reprendre une expression du regretté Gérald Van der Kemp, conservateur de musées, il est « notre locomotive ». Il n’y a, du reste, que les Français pour feindre d’ignorer que ce géant abattu repose « sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple » qu’il avait tant aimé… Et que, par les hasards de l’Histoire, ce Corse, né sujet français, devenu citoyen et soldat français avant de s’imposer comme empereur des Français, n’aura eu pour obsession que de servir la France !
Au fond, comme en ce XIXe siècle qu’il avait ouvert sur un grand pied, Napoléon continue d’hypnotiser, génération après génération, des foules d’éternels enfants que font rêver les soldats de plomb
Oserai-je l’avouer ? J’ai moi-même été réticent, de prime abord, à Napoléon et à son univers. Mon chemin de Damas n’a commencé qu’en l’an 2000, à la faveur d’une petite découverte archivistique. J’œuvrais à une histoire postrévolutionnaire du château de Versailles, lorsque je suis tombé sur le dossier des architectes Trepsat, Gondouin, Dufour
