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Le roman noir, c’est de la grande littérature

Hervé Le Corre et Franck Bouysse en font la démonstration


Le roman noir, c’est de la grande littérature
Hervé Le Corre. (Photo : Philippe Matsas- Leemage.) et Franck Bouysse. (Auteurs : LAURENT BENHAMOU/SIPA. Numéro de reportage : 00899531_000279).

 


Dans leurs polars respectifs, Franck Bouysse et Hervé Le Corre montrent que le roman noir est avant tout le moyen d’écrire de grands textes qui interrogent la société, le bien et le mal. Retour sur un phénomène aussi vieux que la tragédie grecque.


En 1994, la Série Noire, qui était encore une collection de poche, avait sorti en guise de numéro 2355, Œdipe Roi de Sophocle. Certes, le texte avait été mis en forme romanesque par un agrégé de lettres classiques, Didier Lamaison, mais le message envoyé par la marque patrimoniale du polar en France, au-delà du clin d’œil érudit, était clair. Le roman noir, nous disait en substance la Série Noire, est aussi vieux que la tragédie. Il renvoie à une critique sociale qui se double d’une angoisse existentielle et d’un questionnement sur la condition humaine. Œdipe est l’archétype de l’enquêteur qui, sans le savoir, enquête sur lui-même et se révèle coupable du meurtre qu’il cherche à élucider. Et quand on demandait à Didier Lamaison s’il n’y avait pas quelque chose de sacrilège à transformer la pièce de Sophocle en roman, il répondait « Le roman nous est aujourd’hui ce que le théâtre était aux Grecs : le miroir de notre société, et le lieu de tous les oracles. »

Le roman noir, trop vite classé avec les polars…

Encore faut-il s’entendre sur les termes. Pour des raisons de commodité et parfois par paresse intellectuelle, bibliothèques et librairies classent trop souvent dans le même rayon les romans policiers, les thrillers, les romans d’espionnage et les romans noirs. Or si le roman policier ou le thriller restent dans leur immense majorité une littérature de pur divertissement, si l’on excepte quelques grands noms fondateurs comme Conan Doyle ou Agatha Christie, les choses sont un peu plus compliquées quand on parle du roman d’espionnage et du roman noir.

Qui doute aujourd’hui, par exemple, que le roman d’espionnage a donné des chefs d’œuvre de la littérature? L’agent secret de Joseph Conrad que l’on trouve en Pléiade ou Le troisième homme de Graham Greene sont devenus des classiques qui interrogent, bien au-delà de leur intrigue et des règles canoniques du genre, les notions de bien et de mal, de l’identité ou encore de la violence à l’œuvre dans l’Histoire. Il en va de même pour l’ensemble de l’œuvre de John Le Carré : il ne cesse, notamment à travers le personnage de Georges Smiley, de penser les liens consubstantiels qui unissent la création littéraire et  le secret, comme si tous les romans, même les plus grands, était au bout du compte des romans d’espionnage et l’écrivain un agent double perpétuel obligé de ruser avec son époque.

Le roman policier rassure son lecteur, le roman noir lui…

C’est aussi le cas du roman noir qui se distingue du roman policier par une intention radicalement opposée. Le roman policier part de l’hypothèse que le monde repose sur un ordre harmonieux que le crime vient troubler. Intervient alors le détective ou le policier qui est chargé de rétablir cet ordre bouleversé. Dès les années 1920, le philosophe Siegfried Kracauer, un des grands noms de l’école de Francfort, avait exploré ce mécanisme dans Le Roman policier, un traité philosophique. Il montrait même une analogie théologique entre ce type de roman et une cérémonie religieuse, le détective endossant le rôle du prêtre qui dissipe le mystère et fait triompher la vérité. Le roman policier, pour Kracauer, est une lecture anxiolytique dont le but est de rassurer le lecteur : «  Les auteurs de romans policiers témoignent de l’idée d’une société parfaitement rationalisée. » Pour lui qui assiste alors à la montée du nazisme, ce sont d’ailleurs là les limites du roman policier.

A l’inverse, le roman noir est un roman de la critique sociale, un roman de la crise, un roman de l’inquiétude. Ce n’est pas un hasard s’il apparaît sous sa forme moderne en 1929, l’année de la Grande Dépression, avec ce qui est devenu un classique de la littérature américaine du vingtième siècle, Moisson Rouge de Dashiell Hammett, anatomie d’une ville où la collusion entre la mafia locale et le pouvoir politique permet d’écraser une grève sans que le détective présent sur place -et qui de manière très révélatrice n’a pas de nom-, ait une prise quelconque sur les événements.

« Modèle éminemment moderne de l’anti-héros, propre au roman noir »

On peut trouver néanmoins une logique propre au roman noir bien avant Dashiell Hammett. Dès le XIXème siècle, le roman réaliste n’hésite pas à adopter la logique du roman noir pour montrer à la fois la violence sociale à l’œuvre, le fonctionnement occulte du pouvoir et la solitude radicale de personnages confrontés à un ordre mortifère qui ne recule devant rien pour se maintenir, pratiquant l’assassinat ou la corruption généralisée comme une méthode de gouvernement. Une ténébreuse affaire de Balzac mais aussi Splendeurs et misères des courtisanes ou Histoire des Treize mettent en scènes des policiers qui ne sont pas des personnages positifs au service du bien mais des agents efficaces du système en place. Et avec Vautrin, forçat évadé qui finit chef de la Sûreté, sur le modèle Vidocq, Balzac a créé le modèle éminemment moderne de l’anti-héros propre au roman noir, celui d’un homme qu’on ne peut plus situer dans aucun camp.

Cette tradition explique pourquoi on voit désormais en France, comme c’est le cas depuis longtemps aux USA, la frontière entre la littérature blanche et le roman noir devenir de plus en plus floue. On pourrait montrer sans peine que L’étranger de Camus,  Un crime de Bernanos ou Un roi sans divertissement de Giono, trois écrivains qui par ailleurs adoraient le polar made in USA, peuvent déjà être lus comme de parfaits romans noirs parce qu’ils renvoient le faits divers à sa portée métaphysique. Aujourd’hui, il suffit de regarder quelques phénomènes éditoriaux récents pour le moins significatifs. Jean-Patrick Manchette (1942-1995), que l’on considère comme le fondateur du néopolar, ce mouvement né après 68, a ses œuvres réunies dans la collection Quarto qui est, chez Gallimard, l’antichambre de la Pléiade, et des auteurs comme Jean Echenoz ne manquent jamais de souligner son apport décisif au roman contemporain.

Hervé Le Corre et Franck Bouysse contrastent avec le tout-venant des autres sorties littéraires

Mieux, le dernier Prix Goncourt, Nicolas Mathieu, pour Leurs enfants après eux vient du roman noir où il avait fait une entrée déjà remarquée avec Aux animaux la guerre. Il succédait d’ailleurs, cinq ans après, à un autre auteur de romans noirs, Pierre Lemaitre, qui avait obtenu le Goncourt 2013 avec Au revoir-là haut sans compter Marcus Malte, prix Femina 2016 pour Le Garçon. Pour autant, cette manière dont des auteurs venus du mauvais genre sont de plus en plus souvent couronnés par de grands prix a eu des signes annonciateurs: on pensera à Jean Vautrin, grande plume du néopolar qui obtient le Goncourt dès 1989 pour Un grand pas vers le bon dieu et Daniel Pennac, dont les premiers pas ont eu lieu à la Série Noire, qui est  prix Renaudot en 2007.

On ne sera donc pas étonné si, à une date plus ou moins proche, les auteurs de deux romans qui viennent de sortir, Franck Bouysse avec Né d’aucune femme et Hervé Le Corre pour Dans l’ombre du brasier sont à leur tour consacrés. En tout cas, nous prenons les paris tant ces deux romans noirs, par leur ambition et leur style, contrastent avec le tout-venant des sorties en librairie.

Lyrisme cru et cruel

Loin de l’impérialisme de l’autofiction ou de la « non-fiction novel » qui marquent une faillite de l’imagination et transforme les romans en minces sismographes d’émois nombrilistes ou en biographies vaguement mises en scène de personnages célèbres, Bouysse et Le Corre représentent chacun à leur manière cette plasticité d’un genre qui est le seul à savoir renouer les liens avec la tragédie au point de retrouver  comme moteur de la narration, la vieille règle des trois unités, temps, lieu, action, qui joue à plein, chez nos deux auteurs, son rôle de concentration intense de l’énergie avant l’explosion inévitable.

Pour Franck Bouysse, dans Né d’aucune femme, le lieu, c’est une campagne reculée, en l’occurrence la Haute-Corrèze dont il est originaire. Ce grand lecteur de Giono décrit son terroir avec un lyrisme cru et cruel, mais somptueux. Comme Giono, également, celui des Grands Chemins ou du Chant du Monde, il ne situe pas l’époque pour donner à son histoire l’ampleur du mythe. Nous sommes probablement dans les débuts du vingtième siècle. Une fille de 14 ans est vendue par son père, paysan pauvre, à un maître de forges qui vit seul avec sa mère et sa femme malade, jamais visible. La petite Rose dont nous sont restitués les cahiers écrits en cachette chez son bourreau puis à l’asile, est une magnifique figure de cette cohorte d’humiliés et d’offensés comme la Mouchette de Bernanos dont elle est une petite sœur tout aussi naufragée.

Le lecteur espère en vain un simple moment de grâce…

Bouysse sait nous prendre à la gorge à force d’angoisse et d’horreur sur fond de viols, de meurtres, de naissances illégitimes. Il sait aussi, avec une maitrise surprenante, multiplier les points de vue et varier la tessiture des voix, à la façon du Faulkner de Tandis que j’agonise pour rendre ses personnages immédiatement reconnaissables qu’il s’agisse d’une adolescente, d’un palefrenier, d’un enfant promis au sacrifice. Ce même Faulkner dont Malraux disait, il n’y a pas de hasard, que son œuvre marquait « l’irruption de la tragédie grecque dans le roman policier. » Aucune complaisance, pourtant, chez Bouysse ; aucun effet facile, aucune surenchère mais la mise en scène d’une mécanique impitoyable, parfaitement crédible et une manière de renouer, sans être pesant, avec notre fascination pour les tabous fondateurs, que ce soit ceux de la Bible ou de la mythologie. Le lecteur espèrera une rédemption ou même un simple moment de grâce. Ce sera en vain, quand bien même l’un des rares personnages positifs dans Né d’aucune femme, est celui d’un prêtre, dépositaire des cahiers de Rose qui sont le chant funèbre d’une innocence massacrée.

Hervé Le Corre, lui aussi, nous raconte une tragédie mais celle-ci est clairement située dans le temps et dans l’espace : Dans l’ombre du brasier se déroule à Paris, pendant les dix derniers jours de la Commune, du 18 au 28 mai 1871. Le Corre a déjà rencontré le succès en montrant sa capacité à reconstituer de manière remarquablement vivante des moments historiques. L’homme aux lèvres de saphir se passait aussi dans le Paris de 1870 où un tueur en série reproduisait dans ses crimes les passages les plus noirs de l’œuvre inconnue d’un de ses amis, un certain Lautréamont, auteur des Chants de Maldoror. Mais il a su tout aussi bien, dans Après la guerre restituer le Bordeaux des années 50 de manière polyphonique, ville grise et humide qui continuait à vivre de manière souterraine dans les règlements de compte de la Libération alors que la guerre d’Algérie arrivait déjà.

Bombe à retardement

Dans l’ombre du brasier raconte une enquête, celle d’un éphémère commissaire de police de la Commune qui tente de retrouver une jeune femme enlevée par Pujols, un amateur de chair fraiche et de photos pornographiques qu’il fait prendre par un complice et qu’il revend à des bordels. Mais cette enquête prend vite une tonalité particulière, celle d’une métaphore de la justice qu’il faut rendre avant que le monde ne s’écroule.

Le roman devient cette bombe à retardement, cette machine infernale dont on sait qu’elle va exploser. La dignité consiste donc, pour cet enquêteur, à tenter d’oublier le caractère dérisoire de sa recherche car tout cela se joue dans une ville en état de siège, qui se couvre de barricades désespérées pour sauver une utopie fragile, trop fragile. On entend les immeubles s’effondrer, les obus tomber au hasard, on est tantôt dans les infirmeries qui sentent la gangrène et la mort,  tantôt dans les bistrots en ruine où l’on tente d’oublier la fatigue, tantôt dans les caves où l’on rêve encore d’Amérique, d’océan et de danses amoureuses alors que les gravats pleuvent déjà.

Sens de l’épopée

Le Corre est un étrange magicien : il réussit sur près de 500 pages impeccables et poignantes, à distordre le temps : quelques journées de sang et de feu, de ténèbres et de chairs suppliciées donnent physiquement une impression d’éternité suspendue en enfer et, en même temps, celle d’un souffle court, d’une respiration qui se cherche. C’est dans cet entre-deux paradoxal qu’évoluent les combattants de la Garde Nationale, comme le sergent Bellec ou comme le commissaire Antoine Roques que rien n’empêchera de sauver Caroline, l’infirmière qui admire Louise Michel. Cette topographie de la fureur dessine un Paris qui rappelle, forcément, celui du Zola de La Débâcle ou du Vallès de l’Insurgé. La tragédie, là encore, est au-rendez-vous : savoir que la fin est écrite mais ne pas renoncer dans un héroïsme ordinaire et saisissant que Le Corre restitue sans pathos mais avec un vrai sens de l’épopée.

Non, décidément, que ce soit grâce à Franck Bouysse ou à Hervé Le Corre, le roman noir confirme qu’il est la nouvelle voie, toujours plus prometteuse, d’une littérature dont la force et la beauté sombre surprennent à chaque page.

Né d’aucune femme, Franck Bouysse (La Manufacture des livres, 2019)

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Dans l’ombre du brasier, Hervé Le Corre (Rivages, 2019)

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Le roman policier de Siegfried Kracauer est disponible chez Payot. On pourra aussi lire avec profit sur ces questions les Chroniques de Jean-Patrick Manchette disponibles chez Rivages/poche ainsi qu’Œdipe Roi de Sophocle en Folio Policier.



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