Ce qui est fascinant chez Jürgen Habermas, c’est sa vertigineuse capacité à nous faire prendre des vessies pour des lanternes, en l’occurrence à nous présenter comme raison universelle un discours issu des profondeurs de l’âme allemande et conforme aux seuls intérêts de sa patrie germanique. Il nous avait déjà vendu le bobard du « patriotisme constitutionnel », version bisounours d’un nationalisme allemand à jamais guéri de l’ubris qui anima les Reich numéro un, deux et surtout trois. Et selon notre ami Jürgen, comme toujours, ces braves Français englués dans leur rêve passéiste de « Grande Nation »[1. C’est avec cette formule que les journalistes allemands commencent leurs articles cognant sur la France.], n’auraient rien compris à une époque résolument post-nationale.
C’était à la fin des années 1980, et l’on put constater, quelques mois après les leçons du professeur Habermas, que le patriotisme allemand ne présentait pas de différence notable avec celui qui était en vigueur dans d’autres pays comparables. À l’occasion de la réunification du pays, en 1990, ce patriotisme se montra même passablement exalté et romantique, ce dont je ne lui ferai pas reproche, car le peuple allemand est un grand peuple et il avait regagné, au prix d’une longue période de repentance, le droit d’être fier de lui.[access capability= »lire_inedits »]
Aujourd’hui, Habermas nous revient avec un discours « européiste »[2. Le Monde du 25 octobre 2011.] apparemment critique de la politique menée par la chancelière Angela Merkel − clin d’œil à ses amis de gauche −, mais en réalité taillé sur mesure pour servir de support théorique à l’« Europe allemande » du XXIe siècle. Il fait ainsi chorus avec le très nationaliste éditorial de la Frankfurter Allgemeine Zeitung demandant, à l’occasion de la crise de l’euro, « Davantage d’Europe ! » − entendez : « Plus d’Allemagne ! » Habermas dénonce la paralysie des instances européennes et propose que l’UE se constitue en entité démocratique post-nationale (ça le reprend !) : « C’est une perspective engluée dans le XIXe siècle qui impose la réponse connue du demos : il n’existerait pas de peuple européen ; c’est pourquoi une union politique méritant ce nom serait édifiée sur du sable. À cette interprétation, je voudrais en opposer une autre : la fragmentation politique durable dans le monde et en Europe est en contradiction avec la croissance systémique d’une société mondiale multiculturelle, et elle bloque tout progrès dans la civilisation juridique constitutionnelle des relations de puissance étatiques et sociales. […] Après cinquante ans d’immigration du travail, les peuples étatiques européens, au vu de leur croissant pluralisme ethnique, langagier et religieux, ne peuvent plus être imaginés comme des unités culturelles homogènes. Et Internet rend toutes les frontières poreuses. »
Que voilà une dialectique qu’elle est belle ! Le réel, c’est-à-dire la permanence des peuples, la résilience des États-nation face à la multiculturalisation généralisée, n’étant pas conforme à l’idée qu’il se fait du monde en devenir, Habermas le repeint à sa façon et décrète ringards (ou populistes) ceux qui émettraient quelques doutes sur la solidité de l’édifice qu’il propose de construire. Et il brandit un argument supposé donner le coup de grâce à ses contradicteurs : Internet, en rendant toutes les frontières poreuses, serait le vecteur d’une culture mondialisée rendant ces mêmes frontières obsolètes. Ainsi la vieille montagne nationale accoucherait-elle d’une souris post-nationale avant de s’écrouler à jamais.
À ma connaissance, Jürgen Habermas vit à Francfort-sur-le-Main, ville où l’utopie « multiculti » tentée par Cohn-Bendit et ses amis de la coalition municipale rouge-verte dans les années 1980 s’est magistralement plantée. Certes, dans quelques quartiers de la ville, on parle plus le turc que l’allemand, mais visiblement cela ne suffit pas à faire société. Les Turcs restent turcs (très peu se font naturaliser) et les Allemands… allemands. Comme ces derniers sont largement les plus nombreux dans l’État-nation portant le nom de République fédérale d’Allemagne, leur langue et leur culture n’est que marginalement affectée par la présence de cette « immigration du travail ». Le succès éditorial, en 2010, de L’Allemagne court à sa perte, pamphlet identitaire de Thilo Sarrazin diffusé à plus d’un million d’exemplaires outre-Rhin, ne semble pas avoir ébranlé Jürgen Habermas dans ses certitudes : selon ce nouveau saint Paul, il n’existerait aujourd’hui pas plus d’Allemands et de Français qu’il n’existait hier de Juifs et de Grecs aux yeux de Saül de Tarse.
Pourtant, son appel à l’effacement des nations et à leur dissolution dans une démocratie européenne n’est contradictoire qu’en apparence avec la politique de défense intransigeante des intérêts allemands conduite par Angela Merkel. Si on regarde l’Europe avec des lunettes réalistes, on ne peut que constater qu’elle est revenue à un agencement des puissances qui place l’Allemagne en position de leadership continental. C’est, à peu de choses près, le dispositif de l’Europe post-munichoise de 1938 : au sein de l’Eurozone, l’Allemagne fédère autour d’elle des pays qui se soumettent (cette fois-ci volontairement et démocratiquement) à son hégémonie[3. Si l’on ajoute à cela l’alliance énergétique germano-russe, qui rend furieuses la Pologne et la République tchèque, l’analogie est encore plus frappante.]. Il y a les vassaux directs, Autriche, Slovaquie, Finlande, Pays-Bas, et des « vavasseurs », vassaux de deuxième rang : la Slovénie dans le sillage de l’Autriche, l’Estonie dans celui de la Finlande. Ces pays constituent une sorte de « Ligue du Nord » vertueuse dont l’homogénéité idéologique et politique concernant la gestion financière et économique de l’Union européenne tranche singulièrement avec le joyeux bordel régnant au sein du « Club Med », ces pays du Sud « laxistes » : Espagne, Italie, Grèce et Portugal.
Voilà pourquoi le « couple franco-allemand » est largement devenu une fiction. Il n’est plus le duo à peu près équilibré des années 1960-1980, mais un attelage où on trouverait, d’un côté du timon, quelques robustes chevaux conduits par un pur-sang germanique et de l’autre, un âne solitaire[4. Tous ceux qui me connaissent savent l’amour que je porte aux ânes, qui exclut toute intention dépréciatrice dans la métaphore employée.], courageux certes, mais incapable d’influer sur la marche du véhicule. Alors, que cette réalité trouve son cadre institutionnel dans une organisation intergouvernementale, comme c’est le cas aujourd’hui, ou dans la démocratie post-nationale chère à Jürgen Habermas est en définitive secondaire. L’assemblée supposée, dans cette seconde hypothèse, conduire le destin de cette « post-nation » ne saurait être qu’un Bundestag élargi, sinon il y a fort à parier que la « Ligue du Nord » prendrait la poudre d’escampette, avec ou sans l’euro dans sa musette.
De toute façon, quel avenir a un couple qui ne se retrouve que pour discuter de la gestion du compte bancaire commun mais qui s’engueule ou, en tout cas, diverge sur tout le reste, le mode de chauffage de l’immeuble, sa sécurité, les travaux à entreprendre, les relations avec les voisins ? Soit l’un des partenaires se soumet, soit le couple se sépare. Fin octobre, on a assisté à l’une des dernières tentatives de remettre ce choix inéluctable à des jours plus favorables. Par exemple après les prochaines élections.[/access]
Cet article est issu de Causeur magazine n ° 41.
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