Il y a onze mois, nous avions été pour ainsi dire les seuls à évoquer le tonnerre de sifflets qui avait couvert La Marseillaise à l’ouverture du match « amical » France-Maroc au Stade de France. D’ailleurs notre article, publié dix jours après les faits, ne parlait pas tant du sifflage lui-même que du black-out médiatique quasi intégral[1. A l’exception notable du Canard, d’Yvan Rioufol du Figaro et de Michel Grossiord d’Europe 1.] sur ces huées qu’on ne voulait pas entendre. Il n’aura échappé à personne que c’est très exactement le contraire qui s’est passé avec les sifflets similaires du match France-Tunisie de mardi dernier.
Pour prendre un exemple presque au hasard, nos excellents confrères du Monde qui, dans leur édition du 15 octobre, reviennent longuement sur ces événements, ont bêtement oublié de rappeler à leurs lecteurs qu’après le match France-Maroc, ils n’avaient pas jugé utile de publier un seul mot sur ces sifflets dans leurs colonnes. Pas un seul mot !
Ce qui pose une première question : pourquoi en moins d’un an, pour deux occurrences identiques, est-on passé du silence radio à la frénésie ?
J’aurais bien aimé vous éclaircir illico, mais non. Dans l’autocensure spontanée, comme dans la surexploitation médiatique, il y a une vraie part de mystère – sauf si on est amateur de théories du complot. Dans nos démocraties, contrairement aux totalitarismes de type archaïque, il n’y a pas d’instance officielle pour dicter aux professionnels ce dont ils doivent parler et donc ce qu’ils doivent taire. Cette énigme dépasse largement la question posée par la détestation de l’hymne national. Une maternelle vandalisée fera la une du 20 heures de TF1, une autre n’aura droit qu’à deux feuillets accompagnés d’une photo floue dans la page « Soissons » du Courrier picard. Des centaines d’enfants ont été assassinés en France depuis trente ans, mais il n’y a eu qu’une seule affaire Grégory. Il y a une part de mystère, qui n’est pas près d’être élucidée, et c’est tant mieux, c’est la magie de l’information old school, celle qui existait avant le ranking et les mots-clés, et qui existera après.
Reste la part rationnelle du phénomène et là on peut néanmoins hasarder quelques conjectures. La plus pertinente à mes yeux repose sur un axiome auquel on n’est évidemment pas forcé d’adhérer : l’inconscient collectif journalistique – qui est profondément et massivement social-démocrate – opère un tri idéologique spontané et convergent de l’information. Il y a onze mois, rendre compte à ses lecteurs des sifflets de France-Maroc, c’était mal. Tout d’abord, ça réveillait un traumatisme. La profession n’avait pas oublié que la précédente affaire de Marseillaise sifflée, celle du France-Algérie du 6 octobre 2001, avait été amplement médiatisée, seulement quelques mois avant que Le Pen n’étende Jospin au premier tour de la présidentielle. Du coup, du Monde à Libé en passant par la quasi-totalité de la presse quotidienne régionale, on a préféré rendre invisible une réalité inopportune. La chape de plomb a couvert les sifflets qui eux-mêmes avaient couverts la Marseillaise. Ouf ! Match nul…
Ce silence s’explique aussi par le fait que depuis le France-Algérie inaugural, la crédibilité du schéma journalistique traditionnel racistes-blancs/victimes-immigrées a été progressivement entamée. Même dans le noyau dur du Parti des bons sentiments, chez les parents garantis antiracistes des beaux quartiers, les manifs anti-CPE et leurs scènes de ratonnades « inverses », comme disent les psys, ont laissé des traces. Il y a onze mois, donc, parler des sifflets de France-Maroc, c’était prendre le risque de violer un tabou, celui de l’existence en France, d’un racisme anti-français véhiculé par des jeunes français. Dans ces cas-là, la plus grande discrétion s’impose, elle nous fut effectivement imposée.
Reste à comprendre ce qui, en un an a changé au point que les sifflets du France-Tunisie 2008 suscitent un vacarme médiatique plus considérable encore que celui qu’avait déclenché le France-Algérie 2001 de sinistre mémoire. Faute de certitudes, je ne peux que donner cours à mes supputations. Tout d’abord, peut-être faut-il voir dans cette obstination siffleuse la marque d’une admirable conscience professionnelle. Puisque les précédents sifflets avaient été ensevelis par un silence de mort les siffleurs ont sifflé encore plus fort pour être sûrs d’être entendus. Ensuite, et là c’est un peu moins admirable, il semble que la bourse des valeurs de la gauche médiatique ait été profondément bouleversée depuis l’automne dernier. Certes l’antiracisme reste une valeur sûre, une valeur-refuge, mais la valeur qui monte et n’en finit pas de monter, c’est l’antisarkozisme. Si les journalistes avaient craint que l’affaire ne profite à la droite et à ses fantasmes d’exclusion, ils auraient assurément fait profil bas. Mais cette fois-ci, au contraire, ils ont vu dans l’affaire une excellente opportunité de faire porter au gouvernement le chapeau de l’échec de l’intégration. Quand il stigmatise « les jeunes des quartiers », Sarkozy est un irresponsable. C’est mal. Quand ces jeunes des quartiers sifflent la Marseillaise, Sarkozy est un incapable. C’est très mal.
Le plus navrant, c’est que ça marche. Après Bachelot et Laporte, ce sont MAM, Fillon puis finalement Sarkozy himself qui ont été contraints de monter au créneau pour tenter de sauver les meubles. Voilà à quoi ressemblait hier le pouvoir exécutif : zéro attaquant et onze défenseurs.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !