Un pays dont le gouvernement affirme que préserver la santé des citoyens « est la première préoccupation » devrait davantage nous inquiéter.
Imagine-t-on le général de Gaulle dire aux Français « prenez soin de vous » ? Que le Premier ministre ait conclu sa conférence de presse par ces mots autrefois réservés à la vie intime, en dit long sur l’évolution de notre rapport à l’État, une évolution à l’œuvre depuis longtemps, mais que l’épidémie pousse dans ses retranchements.
Nous l’acceptons et en redemandons, l’État est aux manettes, de notre vie collective et de nos existences individuelles : pas l’État autoritaire, oppresseur, pour tout dire patriarcal, mais l’État nourricier et consolant, un État maternant, que le psychanalyste et écrivain Michel Schneider a baptisé Big Mother dès 2002. Cet État qui se manifeste moins par l’autorité que par la bonté répugne à montrer ses muscles quand cela serait nécessaire. En revanche, toute mère angoissée étant à ses heures abusive, il a la sollicitude étouffante et volontiers sermonneuse, comme le montre le zèle avec lequel policiers et gendarmes se sont mis à surveiller et punir des criminels en baskets et autres indisciplinés du confinement.
SOS Français en détresse, j’écoute !
Puisque, comme nous l’a appris Agnès Buzyn, il n’y a plus de différence entre père et mère, disons qu’Édouard Philippe s’est montré très parental, donc un peu professoral sur les bords. Comme tous les parents, il répète pour que ça rentre – « lavez-vous les mains », « le 11 mai ne sera pas le 16 mars ». Et tel un prof soucieux de ne pas perdre le dernier de la classe, il souligne, en les redoublant, les phrases importantes : « la rentrée des classes sera progressive… La rentrée ne se fera pas en un jour ». Comme tout bon parent, nos gouvernants s’inquiètent pour nous. Olivier Véran nous a conseillé d’aller chez le psy si on se sentait mal. Le gouvernement va-t-il ouvrir une ligne « SOS Français en détresse » ? On pense à L’arrache-cœur, ce roman de Boris Vian dans lequel une mère, folle d’angoisse à force d’imaginer les dangers qui guettent ses bambins, finit par les mettre en cage. Allons-nous demander à l’État de nous mettre en cage pour nous protéger ?
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Et puis, il y a eu cet aveu : « Préserver la santé des Français est notre première préoccupation ». En conséquence, assurer la continuité de la vie de la nation est seulement la deuxième. Bien entendu, il n’y a rien de choquant à ce qu’on s’inquiète de la santé des Français. Ce qui interroge, c’est que cette préoccupation jouisse d’une primauté de principe : n’est-ce pas la marque de peuples soucieux de sortir de l’Histoire ? Si de Gaulle avait pensé que la santé est plus importante que la continuité de la vie de la nation, il n’y aurait pas eu d’appel du 18 juin. La santé n’est pas une fin en soi, mais une condition du développement individuel et collectif (même si on peut être génial et malade).
Le risque porté disparu
Cependant, il serait injuste de reprocher au gouvernement sa sollicitude. Elle répond en effet à une demande sociale irrésistible et folle de sécurité illimitée. Selon une étude CEVIPOF/Le Monde, 44 % des Français préfèreraient moins de démocratie mais plus d’efficacité.
Dimanche, pendant de longues minutes, ce titre s’est affiché sur BFM : « Écoles : peut-on rouvrir sans risque ? ». Eh bien non, on ne peut pas. Mais, sauf à vivre sous protection intégrale, donc sous perfusion, il faudra bien les ouvrir. Accessoirement, la comparaison avec les soldats qui sortaient des tranchées est un brin indécente. Du reste, il faut se demander pourquoi, à l’inverse des professeurs, les plus âgés refusent, eux, d’avoir la vie sauve au prix de l’assignation à résidence. « Laissez-nous vivre », clament-ils. Ce qui signifie aussi « laissez-nous risquer de mourir ».
Il ne s’agit évidemment pas de laisser agir l’épidémie sans rien faire. Que nous ayons sacrifié l’économie à la santé des plus fragiles témoigne en effet de notre humanité. Que nous refusions aujourd’hui de prendre le moindre risque témoignerait de notre lâcheté : avons-nous demandé aux caissières si elles voulaient risquer leur santé ?
Le gouvernement, pour le coup, ne nous a pas raconté de craques. Il nous a bien expliqué que nous pouvions ralentir l’épidémie, pas l’arrêter. Entretemps, nous avons dimensionné notre système hospitalier de sorte qu’il puisse accueillir tous les malades. Désormais, comme l’a rappelé Edouard Philippe, nous devons vivre avec le virus. Autrement dit, tous ceux qui ne présentent pas de facteur aggravant vont devoir courir un risque – raisonnable, pas nul.
La peur est légitime. Mais l’histoire humaine est faite de peurs surmontées, de risques affrontés et déjoués. Qu’on soit infirmier, professeur, vendeur ou banquier, on ne peut pas aller travailler sans risque. Et on ne peut pas non plus tomber amoureux, acheter une voiture d’occasion, découvrir l’Amérique ou un vaccin contre la rage sans risque.
Vivre tue. Ce n’est pas une raison pour arrêter.
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