Après sa très remarquée mini-série « P’tit Quinquin », Bruno Dumont s’est essayé à la satire sociale sur grand écran avec « France ». Mauvaise idée.
Une fois vus les incontournables Kaamelott (d’Alexandre Astier), Bac Nord (de Cédric Jimenez) et Oss 117 : alerte rouge en Afrique noire (de Nicolas Bedos), il ne restait plus grand-chose à se mettre sous la rétine au cinéma ce samedi soir, dans une certaine ville moyenne de l’Hexagone. Des blockbusters yankees (Fast & Furious 9, American nightmare 5, The Suicide Squad) et… “France”, avec Léa Seydoux, Benjamin Biolay et Blanche Gardin. Bref, pas de quoi se griffer les joues d’excitation.
« Portrait d’une femme, journaliste à la télévision, d’un pays, le nôtre, et d’un système, celui des médias », disait le synopsis du film réalisé par Bruno Dumont. C’était certes laconique, mais assez pour se laisser aller à tenter l’expérience.
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Présenté au Festival de Cannes au début de l’été 2021, “France” avait depuis bénéficié de critiques relativement positives de la part de la presse écrite nationale, dans des titres comme Le Monde ou encore La Croix. Ce (très, très, très) long-métrage vu, c’est à se demander quand même ce qui a pu motiver une telle indulgence de leur part. Car “France” ne mérite vraiment pas tant de mansuétude. En un sens c’est presque un exemple topique de ce que le cinéma français fait de pire.
Un film de, par et pour les éduqués supérieurs
Si ses considérations sur les « catholiques zombies », expression qu’il a forgée pour qualifier une bonne partie de ceux qui ont défilé en janvier 2015 lors des grandes manifestations de soutien à Charlie Hebdo, n’ont pas contribué à le rendre incontournable, Emmanuel Todd, par le passé, a formulé des réflexions intéressantes. Notamment dans un essai intitulé Après la démocratie (Gallimard, 2008). Dans ce dernier, entre autres fulgurances, il abordait ainsi l’évolution récente du contenu des fictions, romans et films : «L’avènement d’une classe culturelle éduquée et nombreuse a créé les conditions objectives d’une fragmentation de la société et provoqué la diffusion d’une sensibilité inégalitaire d’un genre nouveau. Pour la première fois, les ‘’éduqués supérieurs’’ peuvent vivre entre eux, produire et consommer leur propre culture. Autrefois, écrivains et producteurs d’idéologie devaient s’adresser à la population dans son ensemble, simplement alphabétisée, ou se contenter de parler seuls. L’émergence de millions de consommateurs culturels de niveau supérieur autorise un processus d’involution. Le monde dit supérieur peut se refermer sur lui-même, vivre en vase clos et développer, sans s’en rendre compte, une attitude de distance et de mépris vis-à-vis des masses, du peuple, et du populisme qui naît en réaction à ce mépris. À l’échelle d’une classe se produit un phénomène de narcissisation qui mène à une culture d’ordre inférieur parce qu’elle se désintéresse de l’homme en général pour ne plus refléter que les préoccupations d’un groupe social particulier. Le roman, le cinéma sombrent dans les petits soucis des éduqués supérieurs, dans un nombrilisme culturel qui se pense très civilisé mais s’éloigne des problèmes de la société et donc de l’homme ».
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À peu de choses près, “France” coche toutes ces cases établies par Emmanuel Todd naguère. Il s’agit bien d’un film de, par et pour la classe des « éduqués supérieurs ». Ceux que l’on affuble d’ordinaire et à tout bout de champ du terme flou de « bourgeois-bohèmes » ou « bobos ». Ceux qu’il serait sans doute préférable, avec le sociologue Jean-Pierre Garnier (Une violence éminemment contemporaine, Agone, 2010), de qualifier de représentants de « la petite bourgeoisie intellectuelle », qu’un autre sociologue, Alain Accardo, appelle quant à lui « petits-bourgeois gentilshommes ».
Les petits tracas des nantis
Par ailleurs, lorsqu’il met en scène des « pauvres » ou des « invisibles », petit nom que leur donnent aussi bien Marine Le Pen qu’une vingtaine de contributeurs dans un ouvrage intitulé La France invisible (S. Beaud, J.Confavreux et J. Lindgaard, La Découverte/poche, 2008), il est à côté de la plaque. Faute, en effet, de les fréquenter, et à force de ne les voir qu’à travers des prismes déformants fournis clés en main par « ceux qui font l’opinion », les personnages censés les incarner sont aussi crédibles que les promesses d’un politicien en campagne pour sa réélection. Il suffit de considérer, dans le film, les personnages de Baptiste et de sa famille.
Last but not least, “France” n’oublie bien entendu pas de s’étendre des heures durant sur les petits tracas et les petites angoisses de nantis qui ont tout pour être heureux (Pognon, gloire et beauté) obligés de s’infliger, pour supporter la vie, des séjours de trois semaines, dans des centres de remise en forme pour célébrités, dont le coût hebdomadaire équivaut, ou peu s’en faut, à trois ou quatre années de salaire d’un smicard. Des nantis assez bien incarnés, il faut le concéder, par les acteurs choisis par Dumont : Seydoux, Biolay, Gardin. Mais ces derniers jouent-ils la comédie ?
En somme, comme “France” coche toutes les cases, il ennuie beaucoup de spectateurs, du moins ceux de « province », comme on dit à Paris pour parler des ploucs n’ayant pas la chance et le bon goût de vivre dans la capitale, dans les endroits qui comptent, « connectés » – avec quoi au fait ? Pas la réalité en tout cas… Il les fait bailler. Il ne les éclaire même pas, ça aurait été quand même la moindre des choses, sur cette classe s’apitoyant sur son sort avec application, presqu’obscénité. Car ce que leur montre “France” avec insistance, ils le connaissaient déjà par leurs propres observations, déductions ou expériences (malheureuses). Si bien qu’à force de voir Dumont enfoncer des portes ouvertes depuis longtemps, qui plus est pendant deux heures quinze (!), ils n’ont qu’une envie, légitime : claquer celle qu’ils ont imprudemment franchie pour voir “France” au cinéma.
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